Évidemment que c'est une version début XXe des Chants de Maldoror, ce grand texte en aval ! C'en est même presque gênant par moment tant la la proximité des deux textes est évidente.


Mais tous les écrivains ne doivent-ils pas à leurs début se secouer très fort pour s'ébrouer de leurs maîtres qui tiennent à la peau comme des tiques ? Certains ne font même jamais que ça.
Robert Desnos est sûrement comme Henri Michaux, c'est-à-dire que c'est à la lecture des Chants qu'il aurait eu l'idée ou l'audace de se lancer dans l'écriture. Tout comme ce second se sera trouvé un goût pour la peinture et le dessin en découvrant Paul Klee¹.


On a ici deux petits textes de jeunesse : Deuil pour Deuil puis La liberté ou l'amour ! respectivement parus en 1924 et 1927, à l'aube alors du courant que l'on connait tous.


Le texte du Comte ? Desnos troque le morbide pour le sensuel mais lui aussi, lui aussi se fabrique un alter-ego qui ne l'est pas vraiment : Maldoror / Corsaire Sanglot, une équivalence (⇔) qui n'est jamais égalité entre le il et le je... j'allais écrire jeu. Tout comme le Comte imaginait des machines à coudre bizarrement agrémentées de parapluie sur le coup d'une réclame sous le coude, Desnos déploie dans son texte une lutte titanesque entre le bébé Cadum qui surplombe sans cesse les toits de Paris et le Bibendum Michelin, un demi-siècle avant Ghostbuster. D'un même mouvement, c'est une grande dispersion d'épisodes plus ou moins longs et très lâchement reliés entre eux.
On déambule dans Paris, on évoque (invoque !) des amours perdues, des vierges blondes, chacun (mais qui ?) raconte sa petite histoire tels des contes à la Ducasse, ça se fritte contre des sirènes et des paquebots coulent à pic dans les basses-fosses marines² tandis qu'arrive l'égérie amoureuse de Desnos à point nommé.
C'est aussi cette difficulté du texte aux articulations grinçantes, épaule disloquée à l'humour qui griffe, au style qui tend mais jamais ne succombe au pur lyrisme. Deux odyssées où l'on passe sans répit d'une idée à l'autre sur la simple volition du hasard ou d'une association d'idées, d'un glissement de syllabe, le mot d'une sibylle, qui nous resteront probablement à jamais obscurcis. Il est toujours dur de lâcher prise. On s'y ennuie aussi, un peu, mais je milite pour l'ennui dans la lecture.



« C’était l’ennui, grande place où il s’était un jour aventuré. Il était trois heures de l’après-midi. Le silence recouvrait jusqu’au bourdonnement sonore des frelons et de l’air chauffé. Les colonnades découpaient sur le sol jaune leurs ombres rectilignes. Nul passant sinon, de l’autre côté de cette place qui pouvait avoir trois kilomètres de rayon, un personnage minuscule qui circulait sans but défini. Corsaire Sanglot constata avec terreur qu’il était toujours trois heures, que les ombres étaient immuablement tournées dans la même direction. Mais cette terreur elle-même disparut. Le corsaire accepta finalement cet enfer pathétique. Il savait que nul paradis n’est permis à qui s’est rendu compte un jour de l’existence de l’infini et il consentait à rester, sentinelle éternellement debout, sur cette place chaude et éclairée brillamment par un soleil immobile.



Qui donc a comparé l’ennui à la poussière ? L’ennui et l’éternité sont absolument nets de toute souillure. Un balayeur mental en surveille soigneusement la propreté désespérante. Ai-je dit désespérante ? L’ennui ne saurait pas plus engendrer le désespoir qu’il ne saurait aboutir au suicide. Vous qui n’avez pas peur de la mort essayez donc un peu de l’ennui. Il ne vous servira plus à rien par la suite de mourir. Une fois pour toutes vous auront été révélés le tourment immobile et les perspectives lointaines de l’esprit débarrassé de tout pittoresque et de toute sentimentalité.»



N'imaginez-vous pas le silence vrombissant des toiles de la période dite métaphysique de Giorgio de Chirico ?


Desnos aimait beaucoup les couleurs : rouge, vert, bleu, blondes ou brunes, surtout chez les femmes, aussi chez les archanges. Son univers surréaliste prend — et c'est qui me plait chez lui — un tour très visuel et narratif et situé dans des architectures, des ruines de villes ou les coraux bien peuplés, ne partant jamais dans les hautes sphères éthérées d'associations automatiques de mots ou d'idées que l'on ne peut se figurer.


A la lecture des ces deux petits textes, on aurait donc la tentation d'en faire un tableau, non... pas assez de place même aux dimensions d'un Véronèse, un cycle de collage ? trop évident, trop redondant, non plutôt une longue broderie comme celle de Bayeux qui se lirait d'une traite, ainsi que l'on dit comme une bande dessinée. Ho mais pour préserver l'esprit de Desnos il s'agirait de la tisser avec des vrais bouts de cheveux en fil de trame et des nerfs en fil de chaîne, la frotter de terre ou la mouiller de sang, la coller de tesselles d'or pour en faire une mosaïque de Ravennes. Brodée, tricotée, perlée, colletée par, cela me semble une évidence, Paul Klee : ses pointillés, ses lignes ondoyantes ou brisées, ses damiers et ses marelles, ses similarités — fonds marins, goûts de la méduse, villes aux perspectives personnelles à traverser en zigzags — et ses différences.
Car ça ne serait pas broderie ordinaire ni linéaire mais non-euclidienne, se repliant sur elle-même, se divisant en palimpsestes, de feuille en feuille, comme un livre ? Comme un pop-up fait de paradoxes temporels, spatiaux, ficelles ? Le roi Minos avait son labyrinthe en Crète, le Robert Desnos à son empreinte secrète.


Et à la fin, un peu comme dans cette nouvelle de Borges où la carte du grand empire de Chine sans cesse agrandie finit par se confondre avec le territoire, cette broderie de mon imagination, par enrichissements successifs, rejoindrait avec ce qu'elle tentait, un peu vainement, de redire, de répliquer.



« Corsaire Sanglot, Louise Lame et la chanteuse se désirent en vain à travers le monde. Leurs pensées se heurtent et augmentent leur désir de rencontre en se choquant en des points mystérieux de l’infini d’où elles se réfléchissent vers les cervelles qui furent leur point de départ. Saluons bas ces lieux fatidiques où, faute d’une minute, des rencontres, décisives pour des individus exceptionnels, n’eurent pas lieu. Étrange destin qui fit que le Corsaire Sanglot et Louise Lame se frôlèrent presque sur la place de la Concorde, qui fit que la sirène et la chanteuse passèrent l’une au-dessous de l’autre dans un coin sinistre de la banlieue parisienne, qui fit que moi ou vous, dans un autobus ou tout autre moyen de transport en commun, nous avons été assis face à celui ou celle qui eussent pu servir de lien entre nous, et celui ou celle perdu ou perdue dans nos mémoires depuis des temps et tourments de nos nuits, sans que nous le sachions, étrange destin heurteras-tu longtemps nos sens frustes et compliqués ? »



__


¹ « Pour entrer dans ses tableaux et d'emblée, rien de ceci n'importe. Il suffit d'être l'élu, d'avoir gardé soi-même la conscience de vivre dans un monde d'énigmes, auquel, c'est en énigmes aussi qu'il convient le mieux de répondre.»
— Henri Michaux, Paul Klee
Robert Desnos co-signe la préface de la première exposition surréaliste à laquelle Paul Klee est (passivement) présent.


² « Une petite bête gélatineuse et angélique (d'une transparence psychique) nageait d'un mouvement continu sur le dos, faisant tournoyer sans cesse un petit, subtil pavillon. L'esprit d'un paquebot coulé. »
— Paul Klee, Journal

Nushku
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le 3 juin 2016

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Nushku

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