Contrairement aux essais parus en cette rentrée hivernale 2024 sur la question des rapports entre littérature et politique (Sandra Lucbert chez Amsterdam, Kaoutar Harchi et Joseph Andras chez Divergences, un collectif chez La Fabrique), ce livre ne relève pas de la littérature mais de la sphère universitaire. La grande réussite du livre, c'est de lier l'exigence scientifique – l'auteur est chercheur au CNRS – et la limpidité du propos, ce qui n’est pas souvent le cas des livres académiques, loin s’en faut… Tout tient dans la forme : Gefen a composé son livre à partir des réponses de 26 écrivain·es contemporain·es à un même questionnaire, en reproduisant in extenso ces réponses, un peu comme Bourdieu l’avait fait dans La misère du monde, mais avec beaucoup moins de pages. On trouve à peu près tout le monde, des écrivains classés à gauche comme à droite (enfin surtout à gauche), les grands noms de la littérature contemporaine, à l’exception d’Éric Vuillard qui a décliné, et de Angot, Carrère et Houellebecq qui n’ont pas répondu. Cet effet d’échantillonnage est déplorable, car il exclut des écrivains occupant des positions moins légitimes dans le champ littéraire, mais inévitable dans le cadre d’une enquête scientifique.
Gefen classe les entretiens en 6 parties constituant autant de postures, de « politiques de la littérature » (il reprend l’expression de Jacques Rancière) : « Penser l’Histoire », « Réfléchir le social », « Mettre en scène la politique », « Transformer le langage », « Contribuer à la démocratie », « Émanciper ». Il propose une courte analyse croisée des entretiens en introduction de chaque partie, mais l’essentiel du livre reste la parole des écrivain·es. C’est à mon avis un livre très important en ce qu’il entérine la fin du modèle que la sociologue Gisèle Sapiro a proposé pour analyser l’engagement des écrivains d’un premier XXe siècle étendu (de l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie ; voir les pages 14 à 16 de l’introduction). Le champ a changé d’état, la politique n’est plus perçue comme une force illégitime et hétéronome. Ou alors si, justement plus que jamais, et c’est la définition de « la politique » qui est en jeu. On peut retenir du livre qu’aucun des écrivains interrogés ne revendique faire une littérature politique au sens militant du terme, qu’aucun n’est « nostalgique de la littérature engagée », concept d’un autre temps.
La littérature militante est souvent la moins politique qui soit, puisqu’elle se contente de se faire l’écho de disputes politiques qui existent hors d’elle, elle reproduit les termes d’un débat de société ou elle se contente d’illustrer une position. (Matthieu Larnaudie, p. 145-146)
(Parenthèse sociologique : on voit bien l’élasticité, et donc la pertinence à mon avis, du concept de champ théorisé par Pierre Bourdieu ; même quand l’art pour l’art n’est plus la théorie dominante au pôle légitime, celui-ci parvient quand même à développer un discours d’exceptionnalité et de distinction de la littérature)
En revanche, tous·tes suivent à peu près le discours développé dans les livres plus littéraires cités en introduction (Nathalie Quintane et Sandra Lucbert ont été interrogées) : la littérature est politique en soi, notamment par son usage de la langue, et tout à fait apolitique ou non-politique, car relevant d’un autre type de langage, de discours. Sandra Lucbert est d’ailleurs l’entretien final et absolument savoureux du livre, en ce qu’elle conteste l’imposition de problématique du chercheur : ses questions (« Avez-vous la nostalgie de la littérature engagée ? », « Pensez-vous que la littérature contemporaine s’est dépolitisée ? »…) relèvent selon elle, et on ne peut qu’être d’accord, d’un présupposé non-dit distinguant littérature et politique comme deux sphères a priori et irrémédiablement séparées.
Machiavel s’est hissé à hauteur d’invention et littérairement et politiquement. Voilà quelqu’un qui n’aurait jamais eu l’idée saugrenue de séparer politique et fabrication d’un jeu de langage apte à problématiser un usage du monde et l’ordre de domination qu’il emporte. (Sandra Lucbert, p. 357)
Dans la mesure où la définition-même du périmètre du, ou de la politique, est politique, la question n’a pas fini de se poser, et c’est tant mieux.