La lucidité par BibliOrnitho
La capitale sans nom d’un état sans nom se rengorge : la population est venue voter massivement. A tel point qu’on a dû accorder plus de deux heures supplémentaires de scrutin pour venir à bout du flot d’électeurs. Le gouvernement est aux anges et se montre quelque peu hautain avec la province où l’élan patriotique fut de moindre ampleur. Quelques heures plus tard, à l’issue du dépouillement, les moqueries ont changé de camp : la capitale a glissé dans l’urne 83% de bulletins blanc. Le gouvernement est sous le choc tandis que la province se tape sur les cuisses.
Humilié, le gouvernement est incapable de voir un vote sanction. Au lieu de se remettre en cause, il ne voit qu’une odieuse conspiration destinée à semer le chaos. Complot fomenté par un vaste mouvement subversif de la pire espèce auquel il est décidé de répondre dent pour dent : le gouvernement ramassera le gant qu’on lui a jeté. Rira bien qui rira le dernier et l’état de siège est décrété. On met en place une répression inquisitoriale, le big brother de George Orwell reprend du service pour débusquer tous ceux qui ne pensent pas ce qu’on les autorise à penser. Le vernis de la démocratie se craquèle et la dictature se met en place insidieusement. Le lecteur s’attend à une série d’autodafé : un grand bûcher en place publique pour clore la chasse aux sorcières qui doit débarrasser le pays du mal qui le ronge. On fustige les « blanchards » comme on les appelle dorénavant. On loue l’esprit démocratique et la pureté idéologique (presque aryenne) des 16% qui ont voté soit pour le parti de droite (dominant), soit pour celui du centre (seconde force politique nationale). Le parti de gauche (minoritaire) étant peu ou prou assimilé aux anarchistes.
L’armée prend position dans les rues et tout autour de la ville. Mais aucune réaction n’est observée dans la population qui vaque à ses occupations quotidiennes. Le gouvernement s’affole. La tension au sein du conseil des ministres monte encore d’un cran et la bêtise génère davantage de bêtise : il est décidé d’abandonner la capitale à elle-même. Le gouvernement déménage, la capitale de l’état n’est plus capitale, police et administration quittent également la ville. Une fuite clairement assimilée à celle biblique des juifs sortant d’Egypte lorsque Moïse ouvrit la mer rouge devant son peuple médusé. On érige des barrages à toutes les sorties. Une barrière électronique ceint l’agglomération afin d’empêcher quiconque de sortir. Et si le ministre du budget avait donné son aval, le président était prêt à construire un haut mûr dans le style de celui de Berlin ou celui isolant la Palestine de l’Israël.
On se demandait comment contraindre encore davantage la population renégate lorsqu’une lettre arriva en triple exemplaire (une copie au président de la république, une autre au ministre de l’intérieur et enfin une dernière au premier ministre dont les services furent visiblement plus lents que les deux premiers à acheminer le courrier en haut de l’échelle). Lettre dénonçant l’épouse du médecin, celle qui ne fut pas devenu aveugle lors de la grande épidémie de cécité survenue quatre années plus tôt (épisode relaté dans le précédent roman « l’aveuglement »). Si cette femme s’est distinguée lors du précédent mal blanc, elle doit également être à l’origine de celui-ci ! Conclusion saugrenue dans laquelle s’engouffra pourtant le ministre de l’intérieur bien décidé à se précipiter sur ce bouc-émissaire providentiel, tombé du ciel au moment opportun pour faire pleuvoir sur la ville le feu de Sodome et Gomorrhe.
Cette suite de « l’aveuglement » est dans la veine de l’opus précédent. Dans son style en apparence si dense, Saramago décrit l’escalade outrancière de la répression absurde et paranoïaque d’une menace inexistante, inventée de toute pièce par un gouvernement dépassé. Ironie mordante particulièrement savoureuse. Démesure excessive dans cette fable satirique particulièrement drôle.
Encore un grand moment de lecture.