La Maison
6.6
La Maison

livre de Emma Becker (2019)

Il y a le bon et le mauvais bordel. Le mauvais, c'est le Manège, où ne règne aucune chaleur humaine. Les locaux sont nickels, mais les filles ne se parlent pas, sont sans cesse sur leur portable, et les macs ont la main lourde si on dévie. C'est la face sordide de ces établissements, celle que nous avons tous en tête : soit c’est glauque, soit c’est clinique comme ici. Justine, le prénom Sadien que s'est choisi Emma Becker, ne va pas tenir longtemps. D'autant qu'on s'y ennuie ferme car, bizarrement, il n'y passe pas grand monde. Et, on le sait, le pire, pour le soldat comme pour la pute, c'est l'inaction !

Et puis, il y a la Maison, un lieu plus défraichi mais miraculeux. Les chambres y sont décorées avec goût, on peut venir y travailler quand on veut et surtout, il y règne une atmosphère qui justifie l'expression "fille de joie". Emma Becker enjolive-t-elle la situation pour réhabiliter la pute ? C'est probablement la question que se posera le lecteur tant est surprenant le visage qui nous en est montré.

Qu’est-ce qui se passe dans la tête et dans le corps d’une femme qui enchaîne huit passes par jour ? Telle est la question qui m’a attiré vers ce récit. Becker traite le sujet : elle explore aussi bien la psyché des travailleuses du sexe que celle des clients. Les premières veulent simplement gagner leur vie, plus aisément qu’en étant exploitées dans un job de merde. Les seconds trouvent chez ces filles ce que leurs épouses émoussées par la vie de couple ne veulent plus leur offrir. Car le fond du problème est toujours le même : le désir masculin est plus compulsif que celui de la plupart des femmes (Emma Becker fait exception !). A moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’échapper au temps qui passe ? Page 356 :

Le bordel est la part d'humilité inexorable de la société, l'homme et la femme réduits à leur plus stricte vérité - de la chair qui goûte et sent et frémit sans l'ombre d'une pensée, sans la moindre rationalisation, un plus et un moins qui se pénètrent bêtement puisque c'est là le but ultime, la ligne d'arrivée dans cette course folle. Et dans cette bêtise, dans cet encéphalogramme plat du désir des bêtes pour d'autres bêtes, personne n'a conscience du combat éminemment cérébral que ces deux êtres humains livrent contre le temps. Le temps. Parce qu'il n'y a rien d 'autre. Le temps, et au bout la mort - la grande soeur de l'ennui à qui on aurait appris l'honnêteté.

Emma Becker a payé de sa personne, comme avait pu le faire Simone Weil en allant travailler à l'usine ou Florence Aubenas pour produire Le quai de Ouistreham. Bosser sur une chaîne de montage ou récurer des chiottes est une chose, mais faire des branlettes et des fellations toute la journée pour parler avec véracité des travailleuses du sexe, voilà qui est proche de l’abnégation absolue !... Pas tant que ça puisque l’écrivaine semble garder un souvenir ému de ces deux ans à Berlin...

Elle nous présente d’abord les lieux, puis les femmes qui y officient : un récit nourri d’anecdotes sur les clients, qu’elle a patiemment recueillies. Certains hommes tombent amoureux, s’accrochent, on n’a aucun mal à le croire. Mais ces femmes ont aussi une vie sexuelle en-dehors, parfois ardente, comme le montre une escapade torride dans un parc.

Enfin, on entre dans le vif du sujet, si j’ose dire : l’expérience intime de Justine. Un avocat qui veut "prendre un cours de cunnilingus", un client qu’elle reçoit chez elle (on se demande bien pourquoi) et se voit gratifié d’une "pipe" à l’oeil, un jeune dont elle croise le regard dans le bus en se remémorant le sperme sur son visage, un pervers effrayant dont on ne peut deviner jusqu’où il peut aller dans la violence, et puis cette star du bordel, ce petit homme capable d’amener les putes à l’orgasme sans quasiment les toucher. Là, sur la fin du récit, on a versé dans le sado-maso, domaine totalement hors de mon champ de compréhension. De même que les références musicales en début de chapitre, toutes issues de la pop, à l’exception de Nina Simone.

Et le style ? Il faut le saluer. L'écrivaine sème tels des cailloux des mots à double sens dans sa prose. C'est assez savoureux. Je les ai relevés : "au milieu des canapés, une table basse toujours en bordel" (page 34), "l'odeur du restaurant turc, lorsqu'elle arrive le matin, est celle de la liberté lorsqu'elle débauche" (page 41), "les filles qui bossent dans une des ces boîtes à fric où les mecs font la queue" (page 104), "raccompagner le client doublement soulagé en s'assurant de sa satisfaction" (page 133), "parler de conneries sans queue ni tête" (page 140).

On trouve aussi quelques jolies allitérations comme, page 148, "tel un clan éclaté de suricates" ou, page 71, cette formule digne de Frédéric Dard : "(...) il est évident que la Maison peut se carrer ces 210 euros là où le soleil ne brille jamais".

Bien aimé aussi, page 34, où elle évoque son amoureux Stéphane :

J'ai donc été aussi cela, pour lui, avant que mon lyrisme ne me dote de la parole et d'initiative et que je ne perde en fulgurance ce que je gagnais en intimité.

Page 244, cette réflexion sur le porno :

Et finalement, plus que cet orgasme qui s'éloigne de moi à tire-d'aile, c'est ça que je pleure intérieurement, ma capacité à être crédule quand ça m'arrange - et ça m'arrangerait bien, là, tout de suite, de ne pas tant en savoir sur le labeur qu'exige ces mauvais films.

Mais, à cette même page 244, elle tombe dans la faute de goût, avec "c'est peut-être un progrès, en vrai". Arrrg ! Non, par pitié, pas "en vrai", ce tic de langage insupportable en passe (si j’ose dire, dans ce contexte) de supplanter le déjà honnis "du coup" (qui ne serait pas non plus hors contexte) ! Une écrivaine de qualité comme l’est Emma Becker devrait absolument se refuser ce type de vulgarité. Une vraie faute de carres.

Admettons-le, elles sont rares. Avec sa Maison, Becker gagne son pari : parler autant en pute qu’en écrivaine. Et faire, un peu, sortir de l’ostracisme où elles sont confinées ces femmes décrites ici quasiment comme des icônes de la bienfaisance. C’est engagé, lyrique, sans doute éloigné du quotidien trivial de ces forçats du sexe. En un mot, littéraire.

Alors ? Que vit intérieurement une femme qui enchaîne huit passes par jour ? Il y a probablement autant de réponses que de prostituées. Peut-être, pour l’homme que je suis, faut-il renoncer au fantasme de l’éternel mystère sexuel féminin. Peut-être cet objet iconique n’existe-t-il pas. Il n’y a qu’une multitude de sensibilités, irréductibles à une formule magique. En creux, c’est peut-être ce que dit ce récit, mettant le mythe à mal. Pas sûr qu'il y soit parvenu tant le mythe est tenace, auréolé d'une puissance cachée. Il l’aura tout de même un peu égratigné.

7,5

Jduvi
7
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le 1 oct. 2023

Critique lue 24 fois

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Jduvi

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