"La Ménagerie de Papier" est un recueil de 500 pages réunissant 19 nouvelles écrites par Ken Liu, écrivain d'origine chinoise et résidant actuellement aux États Unis, point qu'il me semble utile de préciser étant donné que son parcours personnel, à l'intersection de différents espaces culturels, transparait à plusieurs reprises dans son œuvre.
D'une façon générale, ce livre peut être considéré comme un ensemble d'histoires de science-fiction, mais ce serait en vérité réducteur, dans la mesure où l'auteur semble n'avoir cure des distinctions entre les genres littéraires. Au contraire, il ne cesse de jongler avec, de la fable futuriste à la fantasy en passant par le roman historique et le conte hébraïque. Il alterne également entre les registres : humoristique, intimiste, tragique, etc.
La science-fiction se voit par ailleurs déclinée de multiples manières. L'histoire peut tout aussi bien s'inscrire dans le cadre d'une épopée spatiale à la "2001, l'Odyssée de l'espace" que d'un récit d'anticipation susceptible de figurer dans la série "Black Mirror".
Notons par ailleurs une extrême variabilité en ce qui concerne la longueur, puisque les textes peuvent osciller d'une trentaine de pages à seulement quelques paragraphes.
Cependant, une telle diversité ne signifie pas l'absence de liant entre toutes ces histoires : un accent particulier est mis sur les interactions humaines, avec une large palette de sentiments, preuve de la capacité de l'auteur à nous émouvoir. Notons aussi la récurrence de l'étoile 61 Virginis dans les écrits tournés vers l'exploration spatiale.
Le style d'écriture est simple, sans pour autant être simpliste, sachant que le format de la nouvelle ne permet pas de partir dans de longues circonlocutions. Toutefois, la narration de Ken Liu atteste d'une réelle maitrise, chaque récit ayant sa spécificité, son angle d'approche.
De plus, même si l'auteur souhaite visiblement aller à l'essentiel et ne pas livrer trop de détails, préférant suggérer ce qui a besoin de l'être plutôt que de procéder à de longues descriptions, il ne se contente pas d'un moindre effort. Il expérimente au contraire divers outils, que ce soit pour retranscrire une forme d'intelligibilité divergente ou brouiller les frontières du langage dans « Nova Verba, Mundus Novus ». Un parfait exemple de son ingéniosité est une nouvelle nommée « Emily vous répond », sorte de mini-roman épistolaire qui confine à l'absurde du fait de l'introduction d'une technologie permettant d'effacer la mémoire, à l'instar d'un "Eternal Sunshine of the Spotless Mind".
Ces récits m'ont de surcroît beaucoup fait penser à l'écrivain Ray Bradbury (à ce propos, lisez "Fahrenheit 451" si ce n'est pas déjà fait). On retrouve en effet chez les deux auteurs cette habilité à brasser le merveilleux et la science-fiction, à grand renfort de métaphores et d'images poétiques.
Toutes les nouvelles de ce recueil ne m'ont certes pas marqué de la même façon, mais pratiquement aucune ne m'a déçu et je ne peux résister à l'envie d'en évoquer quelques unes.
« Renaissance » prend place dans notre monde suite à une invasion extraterrestre, avec une cohabitation plus ou moins coercitive, mais ne s'intéresse pas tant à l'aspect géopolitique qu'à l'altération de notre perception de la réalité et ce qui nous caractérise en tant qu'individus : les actes inscrits à un instant t nous définissent-ils pour le reste de notre vie ?
« Les algorithmes de l'amour » porte sur la thématique de l'intelligence artificielle via la quête d'une jeune femme qui se consacre à la conception de poupées de plus en plus sophistiquées. Cette plongée vertigineuse brouille la frontière entre les programmes des êtres artificiels et les algorithmes régissant le comportement des êtres humains, créatures sottement convaincues de leur libre arbitre. La nouvelle interroge avec brio les critères utilisés pour appréhender la notion d'humanité.
« Faits pour être ensemble » est quant à lui un récit se déroulant dans une dystopie tristement proche de notre réalité, dominée par des multinationales nous abreuvant des innovations dernier cri dans le domaine des nouvelles technologies de l'information et la communication (NTIC). Ces dernières contribuent à l'accroissement d'une surveillance généralisée, sous couvert d'assurer notre confort et nous rendre service. Les sociétés Centillion et ShareAll sont des références à peine voilées aux entreprises de la Silicon Valley telles que Apple, Google, Facebook et consorts. À l'ère de la commercialisation des données privées et des nouvelles clauses de confidentialité, il serait ici plus avisé de parler d'actualité que de science-fiction.
« Le golem au GMS » se présente comme un conte burlesque, reposant sur la collaboration entre une héroïne juive qui a tendance à n'en faire qu'à sa tête et un Dieu complètement dépassé par les évènements. Tous deux cherchent à capturer des rats s'étant introduits dans un vaisseau spatial en vue d'éviter un désastre écologique.
« Trajectoire » est l'une des histoires les plus poignantes du recueil, centrée sur une adolescente un peu perdue qui tombe enceinte avant d'être délaissée par son petit ami. Dans l'incapacité de ressentir un présupposé « instinct maternel », elle abandonne son enfant avant d'intégrer une société spécialisée dans la plastification des cadavres pour des raisons artistiques ou personnelles. L'entreprise investira ensuite, sous l'impulsion de son nouveau dirigeant, devenu entre temps le mari de la protagoniste, dans des traitements permettant d'allonger l'espérance de vie. En raison de cruelles circonstances, la femme rajeunie et un enfant l'ayant attendue toute sa vie seront amenés à se rencontrer.
Si « Trajectoire » délivre un récit poignant, que dire de « La ménagerie de papier »... Ce conte d'à peine 20 pages est un vrai bijou. Il retrace le parcours de Jack, un petit garçon venu s'installer aux États Unis. Sa mère, d'origine chinoise, lui confectionne des origamis capables de prendre vie, à moins que cet élément surnaturel soit juste un reflet de la capacité de l'enfant à s'émerveiller. Mais cet enchantement s'estompe au fur et à mesure que disparait la complicité entre un adolescent qui s'est adapté aux standards de vie américains et sa mère. Elle finit par être réduite à néant dès lors qu'honteux de son pedigree, le garçon ne souhaite plus lui parler. La ménagerie de papier se voit alors reléguée dans une caisse poussiéreuse. Néanmoins, suite au décès de sa mère, emportée par un cancer, Jack mettra la main sur une lettre qu'elle avait écrite avant de mourir. Ce n'est qu'à cet instant qu'il prend conscience d'à quel point elle a mis son âme dans la confection de ces origamis, en vue de lui transmettre quelque chose qui lui tenait à cœur.
Je l'admets sans honte, « La ménagerie de papier », m'a mis les larmes aux yeux. S'il ne fallait retenir qu'une seule histoire de ce vaste recueil, ce serait bien celle-ci.
Pour autant, même si je n'irai pas jusqu'à les évoquer une par une, sachez que les autres nouvelles ne sont pas en reste.
« La peste » et « Le journal intime » traitent parfaitement de l'incommunicabilité entre les êtres et de l'altérité.
« Le livre chez diverses espèces » et « La Forme de la pensée » ajoutent à ces problématiques la complexité que sous-tend l'appréhension d'une intelligence extraterrestre de laquelle peut naître une capacité d'abstraction bien différente des catégorisations et raisonnements binaires hérités de l'entendement humain.
Certaines nouvelles partent de postulats maintes fois utilisés, comme « L'Oracle », très proche dans son idée initiale d'un "Minority Report", ou encore « Mono no aware », qui n'est pas sans rappeler "Le Papillon des Étoiles" de Bernard Werber, quoique de bien meilleure facture. Reprendre des concepts aussi usités n'empêche pas l'écrivain d'y laisser sa marque.
L'intérêt des nouvelles de Ken Liu ne réside pas seulement dans l'ensemble des thèmes abordés, mais également dans leur traitement.
Si « Les vagues » n'est pas l'histoire que j'ai préférée, elle ouvre d'intéressantes perspectives quant au devenir humain une fois la mort vaincue et les confins de l'univers repoussés. Elle n'est pas sans rappeler les rêves les plus fous du singularitarisme. Ce mouvement de croyance bien réel repose sur l'hypothèse d'une convergence inexorable entre l'homme et la machine suite à la création d'une super-intelligence.
Une œuvre comme le cycle des "Cantos d'Hypérion" par l'auteur américain Dan Simmons illustre également à la perfection le vertige existentiel engendré par une telle perspective. Dans cette dernière, une confédération d'intelligences artificielles étendue sur toute une galaxie, le TechnoCentre, mène un projet visant à mettre au point l'Intelligence Ultime (IU), soit le « Dieu des Machines ». L'approche de Simmons est néanmoins bien plus sombre et pessimiste que celle de Ken Liu.
Pour en revenir à "La Ménagerie de Papier", il se peut que vous n'aimiez pas toutes les nouvelles, et je suis moi-même réservé sur certaines d'entre elles, mais il est peu probable que l'intégralité du recueil vous laisse indifférent. C'est pourquoi je ne saurais que trop vous encourager à vous laisser tenter.