La morale anarchiste pourrait être résumée en un court syllogisme :
- Une action est bonne lorsqu'elle paraît bonne à son auteur. Il n'est donc pas nécessaire de se référer à des arrières-mondes (dieu, l'enfer, l'impératif catégorique) pour définir ce qui est bien et ce qui ne l'est pas
- Toute action d'un organisme vivant est fondée sur le plaisir individuel
- Les hommes font le bien car cela leur procure du plaisir
- Toute société est fondée sur la coopération née de la sympathie. Il ne peut exister de société, humaine ou animale, fondée sur la compétition des individus car l'évolution n'aboutirait pas dans ces conditions à structurer des sociétés mais plutôt à favoriser des individus non sociaux rustiques
- 1ère conséquence : l'état de nature de l'homme, c'est la sympathie permettant la société
- 2ème conséquence : toutes les organisations, Etat, Eglises, parentées, qui prétendent définir le bien et la morale corrompent la morale réelle, la morale évidente de l'individu sympathisant
- 3ème conséquence : la morale anarchiste est évidente, et tout individu qui prends du plaisir à se rendre utile à la société peut s'en prévaloir
Tout cela est bien et bon. Mais deux difficultés ressortent de ce court traité :
- S'il est sans doute simple, quoique, de définir la société d'une fourmie, il est plus complexe de définir les sociétés humaines. A quelle société appartient-on ? Suffit-il d'appartenir à la même espèce pour ressentir une sympathie non pas théorique mais pratique ? J'ai l'impression qu'en se débarassant des arrières mondes, Kropotkine en vient à recréer un Agapée bien chrétienne, dont il suffit de constater qu'elle ne s'applique pas dans de nombreux cas pour la dénier. Le racisme, le nationalisme, l'esprit de corps, la communion d'une danse à deux, la camaraderie, tous ces phénomènes créent société. Et certes la sympathie comme fondement du fonctionnement de ces sociétés, cela me va. Mais leur principe est d'exclure, leur principe est de définir un champs d'application plus ou moins fort à la sympathie.
- Plus important encore, à aucun moment n'apparaît cette idée pourtant fondamentale, notamment lorsqu'on parle de plaisir, de l'intérêt de l'individu. Kropotkine fait le pari osé de lier le bien de la société du bien de l'individu. Dans ce monde, il n'y a pas de classe, il n'y a pas d'intérêts contrariés, il n'y a qu'un vague intérêt global commun à tous les hommes, de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. Mais la réalité est que nous sommes toutes et tous pervers et ambigüs, nous voulons l'égalité mais nous souhaitons également dominer. Nous souhaitons la paix, mais sommes excités par la violence. Un violeur est capable d'amour, un prêtre est capable de raison, un communiste est capable d'être propriétaire. A moins de se recréer Satan derrière l'Etat, l'église, le parent, l'argent, etc. il faut faire le constat que les hommes, quelque soit les cultures ou les sociétés, sont capables d'incohérence et ont des pulsions.
Le style est vif, il tranche agréablement avec la lourdeur habituelle des (le monde serait un peu plus beau s'il n'était pas nécessaire de lire Kant), son usage désuet d'une zoologie dépassée est charmant. La dernière partie est quasi Nietzschéenne. Mais l'ouvrage laisse un arrière-goût de christianisme mal expurgé. Kropotkine a construit sa vie autour du rejet de son noble héritage chrétien, ce livre est un effort remarquable en ce sens, mais le démon est difficile à vaincre totalement.