Je ne reviens pas sur ce qu’il peut y avoir de perturbant à voir figurer une critique de la Nuit sur internet entre un « statut » sur le Hobbit et une publicité pour The Witcher sur Netflix. Après tout, c’est aussi étrange de voir figurer le volume entre Whitman et Wilde sur les rayonnages d’une bibliothèque… De même, si je dis que ce récit se dévore : on pourrait croire entendre parler d’un de ces page-turners dont les réclames fleurissent dans les passages souterrains des gares. Ou encore si j’explique que Nuit et Brouillard m’a glacé en classe de troisième, que Si c’est un homme m’a frigorifié en terminale et que la Nuit m’a nettement moins marqué.
On peut mettre ça sur le compte d’exigences croissantes quant aux œuvres d’art, ou d’une sorte d’accoutumance. (Ce qui vous désillusionne à quatorze ans et vous révolte à dix-sept n’a plus le même poids lorsque vous avec compris avec Hobbes que l’homme est un loup pour l’homme puis avec Lichtenberg que « nous ne nous entre-dévorons pas, nous ne faisons que nous égorger ».) Dans le cas de la Nuit, je crois que c’est autre chose. Ce truc qui m’a gêné pendant toute ma lecture, ce n’était pas seulement l’horreur éprouvée face à la réalité nue de la Shoah ou au témoignage d’une descente aux Enfers.
Bien sûr, quelque chose d’atrocement glaçant émane des gémissements prémonitoires de Mme Schächter ou de la scène des trois pendus. Cette horreur-là a existé et parsème des milliers d’œuvres dans l’histoire de la littérature – et dans la littérature d’histoire, aurait ajouté un de mes vieux professeurs d’histoire versé dans la dialectique facile. Bien sûr encore, il y a l’étrange statut de ce narrateur, à la fois témoin et esthète, à la fois partie prenante et en surplomb, à la fois sujet et objet… Il y a quelque chose qui cloche avec lui, et qui ne vient pas des multiples références religieuses qui émaillent constamment le texte.
Non, ce qui m’a le plus gêné, je crois, viens du statut littéraire de la Nuit. Parce que le style est atroce – merci l’auto-traduction ? –, la structure boiteuse – merci la « version condensée » ? –, la réflexion finalement bien pauvre – deux cents pages pour effleurer la symbolique de la nuit –, les personnages informes (1)… Et ce ne sont même pas encore ces défauts littéraires en eux-mêmes qui me gênent : c’est le fait qu’on puisse appliquer des critères de jugement littéraire à une telle œuvre.
(1) Je ne parle même pas de l’ahurissant avant-propos de Mauriac, qui explique que lorsqu’il rencontre des « journalistes étrangers », il « les redoute, partagé entre le désir de livrer toute [s]a pensée et la crainte de donner des armes à un interlocuteur dont les sentiments à l’égard de la France ne [lui] sont pas connus. Dans ces rencontres-là, [il] n’oublie jamais de [s]e méfier » (p. 25). Encore un qui n’a rien compris au film…