Lorsqu’elle avait dix ans, quelque chose s’est passé que sa famille préfère oublier mais qui ne cesse de la hanter, à jamais habitée par la culpabilité. Désormais trentenaire, la narratrice n’a pas de mots pour nommer ce qui ne lui revient que par bouffées d’émotions. Alors, dans un récit qui ne parviendra à exprimer les faits qu’en toute fin, ses ressentis d’avant cette Nuit majuscule lui reviennent par boucles itératives, tournoyant inlassablement autour d’une vérité trop lourde, dont on sait seulement qu’elle lui a arraché son frère jumeau en la laissant déchirée et bourrelée de remords. Qu’est-ce donc qui a fait disparaître David de la vie d’Olive ? Et pourquoi est-elle la seule dans cette famille à s’en torturer ?
Ils sont jumeaux, mais on ne peut plus dissemblables, elle jolie rousse comme sa mère, petite fille sage et douée comblant à la perfection les attentes maternelles, lui lourd et maladroit sous sa tignasse brune, débordé jusqu’à la violence par ses émotions, accumulant les retards d’apprentissage et préférant se réfugier dans son imagination, là où sa passion pour le monde ferroviaire lui permettrait de devenir lui-même un train. A dix ans, il ne sait pas s’habiller ni se doucher seul, ne fait pas de vélo et oublie qu’il sait nager. Quelque chose chez lui ne va pas qui ne porte pas de nom, qui n’empêche pas sa sœur de le comprendre et de l’aimer au plus fort de leur relation fusionnelle et de leur langage « barbapapa » de jumeaux, mais qui le transforme en « diable » aux yeux de leur mère débordée et excédée.
Cette maladie qui, non diagnostiquée, n’attire à la mère que la réprobation d’une mauvaise éducation, le père s’étant depuis longtemps retiré dans une absence lâche et commode, Olive est la seule à savoir la contourner pour rejoindre son frère dans la joie, le rire et la fantaisie. En total contraste avec leur affection complice, se creusent peu à peu les dysfonctionnements familiaux. Entre un mari inconsistant et une belle-mère intrusive se substituant au chef de famille, la mère empêchée par la maternité dans une carrière d’actrice n’a, seule, pas les ressources pour comprendre et aimer ce petit garçon inexplicablement différent des autres. Dominée par l’angoisse, la colère et la frustration, mortifiée par l’incompréhension réprobatrice de leur entourage, elle réagit en isolant et en surprotégeant l’enfant, se révélant en fait d’une extrême violence dans un huis clos où ne finissent plus par surnager que sa répulsion et son instinct de répression. Alors, ne sachant rien refuser à son frère malheureux, l’Olive de dix ans accepte de l’accompagner dans sa folie, cette fameuse Nuit de tous les regrets….
Avançant en spirale vers le siphon de cette issue fatale annoncée depuis le début, le récit creuse son chemin entre silence et non-dits, dans un chuchotement intérieur où, lancinants, douleur, impuissance et regrets se mêlent aux fulgurances sensibles et poétiques pour ressusciter une enfance morte en même temps que le lien fusionnel qui unissait la narratrice à son jumeau. Autisme, troubles du comportement ou maladie mentale : rarement aura-t-on évoqué de manière aussi superbement originale et bouleversante le désarroi qui règne aux frontières de la normalité, là où l’acceptation ou le rejet peuvent suffire à tirer irrémédiablement un être vers le haut ou vers le bas, du côté de la vie ou de celui de la soi-disant folie. Coup de coeur.
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