« Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir » (Pascal)
« La nuit de Gethsémani, Pierre s'endormit et ne put prévenir le Christ de l'arrivée des soldats. Depuis, nous dit Pascal, "Jésus est à l'agonie jusqu'à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là". » Dans son court et dense essai, Léon Chestov médite sur quelques phrases de Blaise Pascal, un Pascal tardif et dérangeant.
De Platon à Hegel, les philosophes unanimes prétendent soumettre l'homme aux lois de la raison : son bien réside dans une pensée raisonnable, fuyant tout excès. Pour ne pas fatiguer la raison, Socrate préconise de lui éviter tout question au dessus de ses forces. L’hérésiarque Pélage déclare : « La raison n'est pas viciée par le péché originel. La perfection est possible », l’homme peut prétendre à la sainteté par ses propres forces et son libre arbitre, nul besoin de la grâce divine. Pour Descartes, la chose est entendue : la morale nous enseigne qu’il serait indigne de Dieu de tromper les hommes, Dieu s’est fait raisonnable. Leurs successeurs pourront abandonner toute croyance religieuse, ils adoreront la déesse Raison.
Or, Pascal ose l’impensable, prendre cette sagesse millénaire à contrepied : la place de cette morale stoïcienne est à l’étable. Les bêtes ne s’admirent pas, ne se concurrencent pas entre elles : « leur vertu se satisfait d’elle-même. » Plus grave, Dieu n’a que faire de notre raison. Non seulement il se cache, mais il nous trompe : ne se révèle-t-il pas à ceux qui ne le cherchent pas !
Les bienpensants ne voient plus dans le péché originel une punition pour avoir gouté à l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le savoir est Summum bonum, mais la sanction d’une désobéissance ; leur Dieu est manifestement rancunier. Pour Pascal la faute est dans la manducation du fruit défendu, qui engendra les lumières de la science et, concurremment, la peur d’une mort inexplicable - l’homme se découvrit nu -, puis l’instauration de lois humaines et raisonnables.
A l’image des sulfureux Luther et Nietzsche, Pascal ne se reconnait aucun maître, ni dans la Raison, ni dans Rome : « Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature imbécile : apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. »
La Raison a accouché d’une image du monde qui, ayant éliminé le divin, ne peut prétendre épuiser le monde. "Refuser de dormir", c’est s’affranchir des limites de la Raison et de son prêt-à-penser, pour affronter le précipice béant sous nos pieds.