Sylvain Tesson, écrivain voyageur nous a offert fin d'année 2019 un récit de sa quête à la recherche de la fameuse Panthère des Neiges. Accompagnant un photographe animalier au caractère plutôt taciturne mais passionné, de sa femme discrète, Marie, et d'un philosophe mutique aux sentences rares mais souvent de bon aloi, Léo, Tesson arpente les plateaux désertiques et rocheux du Tibet. Avec son talent d'écriture habituel il nous décrit méticuleusement ces panoramas majestueux et glacés peuplés principalement de troupeaux de yacks, de quelques meutes de loup et autres chèvres bleues appelées Bharal dans ces régions. Pour débusquer l'oiseau rare qu'est cette panthère mythique, le super prédateur de ces plateaux, il faut être à l’affût, c'est à dire patienter de longues heures sous -30 degrés et rester le plus immobile, mutique et concentré possible ; chose plutôt difficile à faire lorsque l'on est un marcheur invétéré et volubile comme Sylvain Tesson qui a dû ici s'astreindre à une certaine discipline sous l’œil vigilant du photographe Vincent Munier. Cette expérience de la patience et de l’affût, il l'avait cependant expérimenté lorsqu'il était dans sa cabane dans les forêts de Sibérie où il exaltait déjà les vertus de l'observation attentive et silencieuse.
Le spectacle de cette nature aride, hostile, cruelle et magnifique, où se déroule l'ordre du vivant sous l’œil d'un soleil froid inspire l'écrivain méditatif qui nous livre une certaine philosophie de la vie. Une philosophie qui s'inspire pour l'occasion de toute la pensée traditionnelle asiatique et régulièrement Sylvain Tesson invoque le Tao ou encore le Baghavad Gita hindou. Une pensée païenne, cyclique et quelque part stoïcienne, anime ainsi l'écrivain qui nous invite à être dans l'acceptation pure du monde et de son merveilleux. Ici, comme dans ses précédents ouvrages, il en profite pour développer toute une réflexion que l'on pourrait qualifier d' antimoderne et n'hésite pas à critiquer durement, à juste titre, notre volonté prométhéenne d’assujettir la nature et l'impact de la technostructure capitaliste et étatique sur cette dernière. Ses réflexions sont certes pertinentes mais l’écrivain radote malheureusement beaucoup, à tel point que sa pensée sur ces sujets en devient presque caricaturale. Il était de ce point de vue là bien plus subtil dans ses œuvres précédentes notamment "Sur les chemins noirs". Heureusement, cela ne représente pas le cœur de l'ouvrage consacré à cette Panthère des Neiges que Sylvain Tesson recherche avec ses compagnons tel le Graal dans les romans arthuriens.
Cet animal mythique ne se montre pas aisément à la vue de l'Homme qui doit "apprendre à voir" si il veut être digne de la contempler. Après des jours d'efforts, elle va se montrer à Sylvain Tesson telle une apparition religieuse. Choqué par cette vision inespérée l'écrivain voit étonnamment dans ses yeux perçants et énigmatiques des femmes qu'il a aimées, notamment sa mère décédée. La panthère vivifie l'âme de celui qui la regarde, réveille sa partie spirituelle enfouie. L'objet de sa quête devant lui, Sylvain Tesson en fait une description témoignant de son caractère presque irréel :
Elle levait la tête, humait l'air. Elle portait l'héraldique du
paysage tibétain. Son pelage, marqueterie d'or et de bronze,appartenait au jour, à la nuit, au ciel, à la terre. Elle avait pris les crêtes, les névés, les ombres de la gorge et le cristal du ciel, l'automne des versants et la neige éternelle, les épines des pentes et les buissons d'armoise, le secret des orages et des nuées d'argent,l'or des steppes et le linceul des glaces, l'agonie des mouflons et le sang des chamois.Elle vivait sous la toison du monde. Elle était habillée de représentations. La panthère, esprit des neiges, s'était vêtue de la Terre
Digne d'une évocation de l'âge d'or, cet extrait est magnifiquement mystique et Tesson n'hésite pas à rajouter un peu plus loin : "C'était le plus beau jour de ma vie depuis que j'étais mort". La panthère des neiges, incarnation du sauvage et du mystère, a assurément inspiré à Sylvain Tesson ses plus belles pages. Malheureusement, comme toute apparition qui se respecte, elle ne reste pas bien longtemps à la vue de l'Homme et demeure irrémédiablement inaccessible. L'écrivain voyageur, ici Perceval moderne, le comprend, l'accepte avec philosophie et nous revient avec ce texte, certes imparfait, mais d'une profondeur et d'une beauté certaine.