En tant que roman, La peste d'Albert Camus, paru en 1947, est au cycle de la révolte ce que L'étranger était au cycle de l'absurde en 1942 : si dans ce dernier Meursault apparaissait en quelque sorte comme la victime de l'absurde, La peste nous montre au contraire des hommes en lutte, chacun à leur niveau. Qu'on se le dise dès maintenant, La peste n'est donc pas un simple roman de divertissement, mais également une œuvre invitant à la réflexion.
La progression de l'histoire est calquée sur la progression d'une épidémie de peste dans la ville algérienne d'Oran, racontée après coup par un mystérieux narrateur. On notera d'emblée deux formes de traitement de l'histoire qui s'alterneront régulièrement : la première est une analyse générale de l'épidémie et de ses effets sur la population - aux réactions plus ou moins inattendues et irraisonnées - avec un détachement flirtant étonnamment avec l'humour, ce qui n'est pas sans rappeler Werber (oui, la comparaison peut surprendre). La deuxième est une analyse à l'échelle de l'individu et fait la part belle à l'action en décrivant les efforts des personnages principaux : le médecin Rieux, le journaliste Rambert, le prêtre Paneloux et l'intriguant Tarrou.
L'interprétation la plus connue de La peste est celle de l'allégorie de l'occupation nazie, mais Camus lui-même disait que son œuvre pouvait être lue sur différentes portées. Ainsi, chaque personnage incarnera une réflexion, un comportement, une lutte contre l'absurde : la peste n'est donc plus, à ce niveau, une finalité à décrire, mais l'élément perturbateur devenant source de réflexion. La vie d'Oran est d'abord régie par l'habitude jusqu'à ce que survienne l'épidémie. Après un temps de déni, les habitants sont poussés dans leurs derniers retranchement et se mettent à réfléchir. Rambert veut fuir la ville pour retrouver sa fiancée, par amour, Tarrou, en quête de "sainteté sans Dieu", veut se battre contre l'épidémie, Paneloux est obligé de porter un nouveau regard sur sa foi, etc.
Il serait impossible de résumer ici les motivations de chaque personnage, leurs contradictions et l'évolution de leur pensée : pour bien les saisir, il faut lire le roman, avec concentration. On se rappellera de la tirade de Meursault à la fin de L'étranger, qui demandait un surcroît d'attention : c'est la même chose ici, les protagonistes sont des Meursault en puissance confrontant leurs idées, ce qui casse un peu le réalisme de l’œuvre (on a là une réunion assez improbable de philosophes). Le monologue autobiographique de Tarrou en est un bel exemple. De même, l'alternance entre analyse générale et analyse individuelle, malgré son intérêt, nuit quelque peu au rythme, ce qui fait que L'étranger reste à mon sens supérieur à La peste.
Reste néanmoins une fascinante réflexion sur la vie, la mort, la routine, l'adversité, et le sens qu'on peut leur donner.