La Physique des catastrophes est un roman américain publié en 2006 par Marisha Pessl, que l'on pourrait rattacher à la catégorie du nouveau post-moderne. Il raconte l'histoire de Bleue Van Meer, une adolescente qui parcourt les lycées américains accompagnée de son père, un intellectuel extraverti.
Il y a des gros soucis de rythme, ni cette histoire ni ce que ce "piège" littéraire veut signifier ne méritent une exposition aussi longue alors que les éléments de doute concrets sur les fondamentaux de l'intrigue arrivent aussi tard dans le roman. On a une utilisation du fusil de Tchekhov particulièrement escroque et maladroite à plusieurs reprises, avec un détail anodin des cent premières pages qui sera modifié puis transformé en élément signifiant sortant d'un chapeau commode.
L'autrice a prévu le coup et répondrait que ces indices sont là pour nous montrer, par leur facilité, que la théorie d'interprétation qu'ils soutiennent est peut-être fausse, mais enfin dans le roman contempo' on nous a déjà souvent fait le coup et c'est assez pénible.
Globalement, on a une intrigue assez simple mais très digressive qui réunit une jeune fille mal à l'aise, son père exubérant, le souvenir de sa mère morte et la présence étrange d'une de ses professeures dépressive. Les interactions entre ces différents pôles sont incertaines et l'habileté générique du roman, c'est qu'il change de genre suivant la crédulité qu'on accorde à telle ou telle explication : selon l'interprétation que vous jugerez la plus crédible, on pourra être dans le drame social, dans la chicklitt limite, dans le thriller d'espionnage ou dans le roman méta auto-référentiel.
L'effet de composition est astucieux mais la composition en elle-même est fastidieuse. La technique de la fausse référence n'est absolument pas maîtrisée, quand on a lu Bolano et Borges c'est une torture littérale de s'infliger ce que Marisha Pessl essaie d'en faire. Les noms des chapitres empruntés à des grands titres du canon occidental flirtent souvent avec la gratuité. Le style est plat. Le propos de fond n'est pas inintéressant - on se sert de la lecture ou de la culture en général pour donner du sens à ce qu'on ne comprend pas chez l'autre - mais a déjà été étudié un milliard de fois, avec plus de subtilité me semble-t-il.
Je vois dans ce bouquin une sorte d'effet pervers du méta, qui affadit le pouvoir du roman. Quand Balzac veut te faire comprendre qu'un personnage a un problème de médiatisation entre l'art et la vie, il te montre Sarrasine en train de sculpter une femme - qui n'est pas une femme - par impossibilité de faire coller son désir avec le réel, tu le vois mais on ne te dit pas texto que c'est un principe compensatoire. Quand Poussin échange sa femme contre la possibilité d'un secret esthétique, on n'a pas besoin de te dire qu'il faut comprendre qu'il y a des échanges, voire des tractations économiques, possibles entre l'art et la vie. C'est porté par les actes des personnages et le lecteur pas trop teubé le synthétise.
Dans le post-moderne méta, on a besoin de te gueuler au visage tout le temps que ce que tu vois est peut-être faux et on te jette dans le visage les grosses ficelles de l'intrigue 1 pour pas que tu ne vois les ficelles de l'intrigue 2, du cadre méta. Mais on les voit, et ce numéro un peu schizophrène de monstration / escamotage m'apparaît au mieux maladroit comme ici, au pire malhonnête comme dans le théâtre brechtien. A la fin de La Physique des catastrophes, on a carrément tout un chapitre intitulé
"contrôle final" avec deux QCM et un sujet de dissertation qui répertorient et confrontent les interprétations possibles du roman sous forme d'un résumé synoptique de quinze pages. Je veux bien accepter ça quand Perec le fait de manière conceptuelle dans un roman-test partant sur une abstraction aussi fondamentale que formelle, mais pas là au bout de huit cent pages d'une intrigue conventionnelle.
Quelques passages de méta restent amusants et efficaces – le résumé final de chaque membre du Sang Bleu selon un genre, la scène où Bleue jette les livres – voire astucieux, mais ils sont rares et encore trop exhibés.
Je vois là-dedans un manque de confiance fondamental soit en ses propres capacités d'artiste, soit en les possibilités du roman en tant que forme, ce qui est d'autant plus regrettable qu'en l'occurrence avec son effet du genre du roman qui change selon les interprétations, l'autrice tient un truc assez efficace au niveau de l'exploitation de la spécificité de cette forme.
Bref, le méta systématisé avait pour vertu à l'origine de nous avertir, de nous dire "pensez hors du cadre car le cadre est trompeur". Mais on est pas si cons que ça, et les artistes sont tombés dans une ornière terrible, ils ont télescopé. Ils ont rejeté au fond du tiroir le cadre 1 pour passer à un cadre 2 tout aussi normatif et attendu que ne l'était, selon eux, la fiction "balzacienne" (suivant le cliché posé à dessein comme tel par Robbe-Grillet dans son manifeste).
Comment sortir de ça maintenant ? Si on en croit la théorie de l'histoire littéraire comme pendule, il nous faut en réaction un moment simple, impressionniste, de la vision, mais qui saura le faire sans tomber dans la décadence intimiste bourgeoise du "moi". Il nous faut des Yourcenar, des gens typés années 30, qui sont capables de regarder le monde à travers leur singularité tout en sachant faire partager ce que leur singularité a d'universel.