Selon son scénario privilégié, Stefan Zweig nous conte ici une histoire à la fois bouleversante et effrayante. Comme dans Amok ou dans le Joueur d’échecs, le narrateur croise de façon fortuite la route d’un homme brisé qui éprouve brusquement le besoin de se confier à lui. Ce narrateur est souvent à l’image de Zweig lui-même, à l’écoute, patient, bienveillant.
Anton Hofmiller, l’homme en question est un officier de l’armée impériale et royale. Un héros national qui raconte ses jeunes années de service alors qu’il était âgé de 25 ans et en garnison dans un régiment de cavalerie d’une petite ville de province. Ce jeune lieutenant vient d’être invité chez les Kekesfalva, les châtelains locaux. Très riches, vivants dans une vaste demeure aux abords de la ville, ils n’ont pourtant rien d’hautains. Le lieutenant passe une bonne soirée, parle, discute et danse tant et plus lorsque, une heure plus tard, il réalise avec émotion qu’il n’a pas encore invité sur la piste la jeune fille de la maison. Il se maudit, craint d’avoir commis un acte d’une grande impolitesse et se met immédiatement à la recherche d’Edith, 17 ans, qui doit l’attendre en se demandant qui est ce mufle de militaire. Lorsqu’il la trouve enfin et qu’il s’incline devant elle à l’ancienne mode de l’Empire, tout se fige de façon incompréhensible. La jeune fille devient hystérique et les rombières qui se tenaient à côté d’elle fusillent le jeune homme du regard.
C’est l’incident. Et Hofmiller n’y comprend rien. Lorsqu’on lui fait remarquer avec humeur qu’Edith a les jambes paralysées.
Le lieutenant est bouleversé. Croyant faire son devoir en répondant à la plus élémentaire politesse, il venait de commettre un impair bien cruel. Jamais plus il ne pourrait reparaître en cette maison. Sans compter que dès le lendemain, toute la ville (ainsi que la garnison) serait au courant de sa bourde.
La honte, le repentir et une profonde pitié vont pourtant ramener le jeune officier sur le chemin de la riche demeure. Et à visiter chaque jour la malade. C’est pour lui une œuvre de charité auprès d’êtres humains qu’il a blessé et dont il s’estime le débiteur. Une manière de rattraper sa bévue initiale. Mais les châtelains sont des gens biens. Pas bêcheurs pour un sou. Ils se montrent au contraire honorés des visites du jeune homme. Ils ont beaucoup de considération pour lui. Pour la première fois de sa vie, Hofmiller se sent utile, apprécié, aimé. Sa pitié et le bonheur qu’elle engendre parmi ces gens éprouvés par la maladie d’Edith le galvanisent. Il continue donc à apporter son réconfort quotidien. Par pitié pour elle, mais aussi pour lui, pour les sourires qu’on lui tend, les poignées de mains qu’on lui donne. Pour cette reconnaissance qu’on lui témoigne, à lui, qui a toujours été effacé, comme transparent.
Lorsque Hofmiller réalise brutalement qu’Edith est tombée éperdument amoureuse de lui, il est atterré. Comment ? une jeune infirme est capable d’aimer ? La paralytique cache donc une femme douée de sentiments ? C’est pour lui une révélation épouvantable. Croyant apporter de la joie, il a au contraire par ses visites et ses attentions, torturé la jeune fille en ne faisant jamais le pas que tous attendait de lui.
Dès cet instant, sa faiblesse maladive va entraîner le jeune homme bien plus loin qu’il ne le souhaitât jamais. Dès cet instant, son avenir ne lui appartint plus. Une lutte sans merci va naître en lui, opposant l’homme doué d’une pitié pathologique à celui – indépendant – désirant donner un coup de pied dans la fourmilière et recouvrer sa vie d’avant.
En cette année 1938 – année au cours de laquelle l’écrivain rédigea ce texte – Zweig choisit de se replonger, nostalgique de l’ordre ancien, dans l’Empire de François-Joseph. En 1913 et 1914 (époque de cette terrible histoire), l’Autriche est encore un vaste et puissant territoire composé de l’Empire ancestral des Habsbourg et du Royaume de Hongrie adjoint en 1867. L’ordre et le prestige de l’Ancien Régime est le seul que l’on connaisse encore. La Grande Armée, la magnifique aura de la cavalerie, les célèbres moustaches et les favoris de l’empereur, le souvenir tendre de l’impératrice (Elizabeth, célèbre sous le surnom de Sissi) assassinée en 1898…
Un décor, une époque révolue chers à l’auteur dont il parle avec chaleur dans son chef-d’œuvre autobiographique « Le Monde d’hier ». De sa remarquable plume, Zweig décrit admirablement les affres par lesquelles passe le jeune lieutenant. Sa faiblesse généreuse, son don du sacrifice qui l’aveugle et l’empêche de prendre les bonnes décisions. Puis l’ironie du destin qui l’entrave encore lorsqu’enfin il parvient à se reprendre et à vouloir s’engager sur le bon chemin.
C’est une nouvelle folie, une nouvelle histoire d’un homme brisé, jeté à terre par une compassion qu’il n’avait pas la force d’assumer.
Superbe encore une fois !
Tiens... Je remarque que je viens de passer le cap des mille critiques publiées sur SC. Ceci a effet un intérêt limité, mais je suis tout de même heureux de ce cap franchi.