La Place
7.2
La Place

livre de Annie Ernaux (1984)

C'est le premier livre d'Annie Ernaux que je lis. Sans doute pas le dernier. Pas vraiment un roman, mais plutôt l'histoire de son enfance, de sa relation à son père, de l'atmosphère de cette époque, années d'après-guerre, dans le milieu populaire dans lequel elle a grandi. Récit très intimiste d'une gêne, d'une honte sourde, véhiculés par ses parents, d'être nés dans cette classe que pourtant jamais elle ne reniera. Tour à tour agriculteur, ouvrier puis petit commerçant, son père espérait que sa fille, grâce aux études, serait mieux que lui, sans bien d'ailleurs comprendre pourquoi, puisque toute cette culture, ces livres, cette musique, "je n'en ai pas besoin pour vivre".

Récit d'une fracture indicible au fil des années, au fil des études, au fil de l'éveil intellectuel et social d'Annie. Descriptions très justes de ce malaise permanent d'être confronté au regard de l'autre, d'être jugé différent, inférieur. Peinture très émouvante, comme si elle était partie à la recherche de ce père qu'elle avait croisé sans jamais vraiment le rencontrer. Ce pourrait être le fil conducteur du récit : comment peut-on vivre ainsi côte à côte, jour après jour, sans jamais se parler vraiment, sans jamais apprendre à se connaître, presque sans jamais s'apprécier pour qui on est vraiment. Comme une sorte de succession de rendez-vous manqués qui seront à peine rattrapés plus tard, bien plus tard, quand il sera trop tard et que le souffle de la vie aura quitté ce corps qu'on a si peu connu, si peu aimé.

C'est sans doute pour cela que ce livre m'a tant touché, me confrontant à ma propre histoire, à mes propres rendez-vous manqués. Il faut parfois l'écriture d'un autre pour revisiter son passé, ou pour le retrouver, tout simplement. Pour cela qui est précieux, merci Annie. Merci du fond du cœur.
Et merci à Laurence Tardieu de m'avoir guidé jusqu'à elle, petit caillou après petit caillou.

Extraits :

"Sous le bonheur, la crispation de l'aisance gagné à l'arraché. Je n'ai pas quatre bras. Même pas une minute pour aller au petit endroit. La grippe, moi, je la fais en marchant. Etc. Chant quotidien.
Comment décrire la vision d'un monde où tout coûte cher. ... Sacralisation obligée des choses. Et sous toutes les paroles, des uns et des autres, les miennes, soupçonner des envies et des comparaisons. Quand je disais, "il y a une fille qui a visité les châteaux de la Loire", aussitôt, fâchés, "Tu as bien le temps d'y aller. Sois heureuse avec ce que tu as". Un manque continuel, sans fond. ... La peur d'être déplacé, d'avoir honte".

Lorsque Annie entreprend ses études supérieures : "Il n'osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes études. Sauf le latin, parce qu'il avait servi la messe, elles lui étaient incompréhensibles et il refusait de faire mine de s'y intéresser, à la différence de ma mère. ... Toujours la peur ou peut-être le désir que je n'y arrive pas".

"Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de la honte que je ne gagne pas encore ma vie à dix-sept ans, autour de nous toutes les filles de cet âge allaient au bureau, à l'usine ou servaient derrière le comptoir de leurs parents. Il craignait qu'on ne me prenne pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse : "On ne l'a jamais poussée, elle avait ça dans elle." Il disait que j'apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c'était seulement travailler de ses mains".

"La dispute éclatait à table pour un rien. Je croyais toujours avoir raison parce qu'il ne savait pas discuter. Je lui faisais des remarques sur sa façon de manger ou de parler. J'aurais eu honte de lui reprocher de ne pas pouvoir m'envoyer en vacances, j'étais sûr qu'il était légitime de vouloir le faire changer de manières. Il aurait peut-être préféré avoir une autre fille."
Gilles_P
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le 22 oct. 2014

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Gilles_P

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