Roman d'Agatha Christie peu connu, en tout cas bien moins que d'autres, et que je viens de relire avec un plaisir amplifié par la découverte d'une nouvelle traduction. A mon sens, un de ses meilleurs romans. Et je viens de découvrir, non sans une certaine satisfaction, que c'est également ce qu'en pensait son auteur.
Ecrit durant la seconde guerre mondiale (1943), il n'y fait pourtant que très peu référence, si ce n'est à travers peut-être la convalescence du narrateur Jerry Burton, aviateur, dont on pourrait imaginer qu'il a été blessé au cours de la bataille d'Angleterre (mais cela n'est jamais explicite). Blessure dont la conséquence sera l'installation, temporaire, de Jerry Burton et de sa soeur Joanna dans le village de Lymstock. Un véritable petit havre de paix et de tranquillité, dans la verdoyante campagne anglaise, avec son médecin, son pasteur, son notaire, la sœur du premier et les épouses des deux derniers. Peut-être, en écrivant ce roman, Agatha a t-elle voulu oublier la guerre, qui faisait rage en Europe à ce moment là et qui n'avait encore choisi ses vainqueurs.
Mais le petit havre de paix ne le restera pas longtemps, car un corbeau sévit dans le village, s'en prenant sur un mode clairement graveleux, cela étant toujours évoqué allusivement, à tout un chacun, ou presque. Et c'est là qu'Agatha Christie donne toute la mesure de son véritable talent littéraire, à savoir non pas tant à travers l'énigme policière du bouquin que par la formidable galerie de personnages et de caractères qu'elle dépeint avec finesse et jubilation. Joanna et Jerry Burton, londoniens modernes et à la page (pour l'époque, hein) se retrouvent ainsi embarqués dans des aventures sentimentales qu'ils n'auraient jamais imaginé connaître. Gravitent autour d'eux un notaire coincé et raide comme la justice, son épouse égoïste et dépressive, sa belle-fille écorchée vive mais d'esprit ouvert, leur gouvernante, véritable Aphrodite malheureusement dotée d'un caractère terriblement prosaïque, un brave médecin dévoué à ses patients, sa sœur qui gonfle tout le monde tellement elle est active, un pasteur érudit mais complétement à la masse, son épouse directe et perspicace, un colonel de l'armée des Indes lubrique, un amateur d'antiquité manifestement gay (ce qui reste suggéré, bien entendu) et une charmante vieille fille terriblement vieux jeu.
Voilà, j'espère que je n'ai oublié personne. Tout ce petit monde sait tout sur tout ce qui se passe dans le village et l'affaire des lettres anonymes va bien évidemment amener chacun à révéler ce qu'il est véritablement, au delà de cette bienséance typiquement british qui constitue le référentiel moral du village. La "Plume empoisonnée" est ainsi bien plus une étude de mœurs ou un roman psychologique qu'un simple policier à énigme. Et attention, avec des personnages que l'on pourrait transposer à n'importe quelle époque et dans n'importe quel contexte tellement ils sonnent juste. Quel dommage que ce roman n'ait jamais été adapté au cinéma, avec de bons acteurs, ç'aurait été de la bombe. Et bien sûr, l'énigme policière n'en est pas bâclée pour autant, car la marque de fabrique Agatha Christie demeure présente. Elle passe seulement un peu au second plan, avec Miss Marple qui n'intervient qu'en toute fin de roman pour dénouer l'histoire.
Bon bref, j'ai beaucoup aimé et j'en recommande vivement la lecture à qui apprécie ce type de littérature.