Dans ces années 1887-1890, où son mariage avec Siri von Essen est en plein naufrage, Strindberg impose décidément une inflexion à son esthétique dramaturgique, déjà amorcée dans « Paria ». Les grandes exhibitions naturalistes se font plus discrètes, au profit d’un questionnement personnel relatif aux conflits de personnes, et plus précisément aux rapports de force qui s’instaurent entre deux personnes. Il faut qu’il y ait un gagnant et un perdant, et on retrouve dans cette préoccupation l’écho de ce qui peut se passer dans une vie de couple conflictuelle.
« La plus forte » est un monologue d’à peine plus de quatre pages, prononcé par une certaine « Madame X » (actrice, mariée) à l’intention de « Mademoiselle Y » (actrice, célibataire). On remarque tout de suite que l’anonymat affiché des personnages fait écho à celui de « Paria », transformant les personnages en abstractions et se souciant fort peu des détails naturalistes. De plus, le décor est particulièrement banal (un café pour dames), et ne requiert pas grand effort de mise en scène (je connais beaucoup de metteurs en scènes « modernes » qui seraient comblés avec une table de bistrot, deux chaises et deux tasses...).
S’il s’agit d’un monologue, c’est que Mademoiselle Y ne dit strictement rien. Bizarrement, Madame X tantôt sollicite une réponse de la part de Mademoiselle Y, tantôt la coupe quand elle va répondre. On ne sait pas trop, finalement, si Madame X a vraiment envie que Mademoiselle Y s’exprime. Elle préfère déballer ce qu’elle a sur le cœur.
L’amorce serait du genre compatissant : Madame X plaint Mademoiselle Y d’être seule et célibataire juste à la veille de Noël. On pourrait croire à la sincérité de cette sollicitude. Mais le ton change rapidement : Madame X se plaint de ce que Mademoiselle Y a envahi sa vie de couple, et par une sorte de pouvoir quasi magnétique, a imposé à ce couple nombre de ses habitudes, manies et façons de voir. Le mari de Madame X adopte lui-même des goûts imposés par Mademoiselle Y, bien qu’il ne s’agisse pas, à l’évidence, d’une situation de séduction ou de cocufication. Mademoiselle Y exerce donc une forte emprise sur le couple.
Madame X finit par reprocher à Mademoiselle Y de ne vivre que par procuration, de rester inerte et sans initiative dans sa vie personnelle, d’être « une outre vide », ce qui la conduit à rester seule la veille de Noël. On peut voir en Mademoiselle Y un cas de perversité mâtinée d’une bonne dose de magnétisme personnel, qui lui permet d’influencer et de parasiter la vie des autres. Une variante de pervers narcissique, en somme.
Malgré tout, la situation vécue reste peu crédible, surtout lorsque, comme ici, elle n’est que résumée et peu insérée dans un contexte concret. On peut voir dans le discours de Madame X un écho de ce que ressent Strindberg vis-à-vis de Siri von Essen. Madame X, la plus faible après s’être laissée investir par Mademoiselle Y, devient la plus forte quand elle constate la vacuité, le manque d’intérêt et le manque d’initiative de Mademoiselle Y.
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le 9 févr. 2017

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