Il existe des romans qui vous emportent un peu tard, lorsque la désillusion de la découverte est déjà consommée. La porte étroite est loin d'être un mauvais livre, mais il met tellement de temps à démarrer qu'il en laissera plus d'un sur la touche, à commencer par les plus perspicaces et les moins patients. Dans un style raffiné, théâtral, certes un peu pompeux, André Gide raconte l'histoire de Jérôme et Alissa, cousins et épris l'un de l'autre d'un amour immodéré, qui ne cessent de repousser leur hypothétique union. D'abord trop jeunes pour s'unir, les doutes vont s'installer dans l'esprit d'Alissa. Pourquoi donc repousse-t-elle notre impétueux Jérôme ?
Si La porte étroite ne sombre pas dans une banalité confondante, au rythme de l'amour des deux jeunes adultes en proie aux pires tumultes amoureux, c'est parce qu'en son milieu, il commence à dévoiler toute la subtilité de ses nuances. Jérôme, personnage principal et narrateur, n'est plus seulement l'amoureux transi, il est l'homme qui ne comprend pas, qui ne déchiffre pas les attitudes de sa partenaire, qui semble multiplier les paradoxes et se retenir. Un déséquilibre s'amoncelle petit à petit et c'est là la réelle force du roman, cette relation entre d'un côté l’exubérance de l'amour apportée par Jérôme, et de l'autre une certaine forme de pruderie qui dévoilera en fait un amour plus fort que tout, bien trop fort pour être supporté, apportée par Alissa. Car cette dernière n'est pas seulement la femme qui dit non, sans raison apparente. Elle est l'impulsion émotionnelle de chaque idée, chaque sentiment, chaque détail du roman.
Les dernières pages du roman nous font accéder au journal intime d'Alissa. Le lecteur comprend alors la raison de ses agissements et, grâce à ses écrits, passe en revue tous les moments vécus par le narrateur sous l’œil sensible et mystérieux de la belle. Une idée lumineuse qui nous permet de revivre des vérités que l'on prenait déjà pour acquises. D'une abnégation grandiose, elle nous livre ses plus grands tourments et toutes les clés de son désarroi et du refus d'un avenir commun. C'est un moment déchirant qui pousse, tout de même, à remettre en perspective l'ensemble du roman, et à modeler son à priori négatif des débuts.
André Gide nous livre, avec des défauts de rythme certains, une image mélancolique et écornée d'un amour adolescent qui dura, dura, jusqu'à n'en plus pouvoir, jusqu'à se trahir soi-même. Sobre et élégant, sans complaisance.