Après avoir cru reconnaître dans Les particules élémentaires un grand écrivain, j’avais été déçue par Soumission, très déçue. En fait, maintenant que j’ai lu La possibilité d’une île, j’ai compris que Houellebecq avait écrit son chef-d’œuvre – Soumission reprenant fadement un des thèmes abouti dans La possibilité - ; mais il avait aussi averti ses lecteurs de son avenir : « Les gens se font connaître par une ou deux productions talentueuses, pas plus c’est déjà suffisamment surprenant qu’un être humain ait une ou deux choses à dire, ensuite, ils gèrent leur déclin plus ou moins paisiblement, plus ou moins douloureusement, c’est selon. »( Poche p. 138)
Car ce qui caractérise cet écrivain, c’est bien sa lucidité, sur lui, sur l’Homme.
Oui, il y a bien trop de pages sur la sexualité, ad nauseam, idée fixe du narrateur qui se confond avec l’auteur. Mais comme il y en a dans tout bon best seller qui se respecte. Il ne fait que jouer avec un constat sans concession : l’homme moderne a perdu, y compris en littérature (d’ailleurs ici, l’écrivain se transforme en humoriste…). Et il se plaît dans son roman à imaginer une humanité enfin supérieure délivrée de toute sexualité, misanthrope, reproductible par clonage à l’infini et désenchantée.
Oui, il y a un meurtre répondant aux critères des pires romans policiers : le prophète d’une secte est égorgé par un rival jaloux…, on trouve aussi une autofiction décomplexée, des petites méchancetés sur la jet set, la description atroce de réalisme d’une jeunesse jouisseuse et amorale, oui, le mélange des genres est savamment dosé, peut-être trop, mais ce sont les ingrédients habituels d’une certaine littérature contemporaine qui se vend bien.
Cette société qui ne jure plus que par la science, qui profite d’une technique que seuls quelques-uns sont capables de concevoir, qui se veut « augmentée », qui a perdu ce qui faisait sa vitalité et sa supériorité sur les autres espèces, cette société est en perte de vitesse et ne peut plus espérer qu’une extinction rapide. L’homme se réduit alors à son corps, choyé, et toute spiritualité ayant été éradiquée, l’humanité est prête à accueillir l’ ersatz d’une « religion » incarnée ici par le mouvement des adeptes des Elohims, mix de bouddhisme ,de pseudo spiritualité new age ou raëlienne. La croyance n’est pas importante, les humains l’ayant consciencieusement étouffée en eux, d’abord au sein du christianisme historique puis à travers la religion musulmane qui a pris le relais après le XXIème siècle (on retrouve nettement ici Soumission…) Seul compte l’homme matériel ; chaque matin, le néo humain du futur fait une prière à celui qui par le passé a réorganisé l’humanité , une sorte de super choach en gestion mentale, auquel il sanctifie son « corps ».
Or, avec l’équilibre, le confort et l’éternité, l’homme a perdu l’amour. Déjà, la première incarnation du narrateur le confond avec le sexe dans lequel il le cherche désespérément. S’il y a beaucoup d’humour, presque toujours grinçant ( parfois attendrissant comme avec les passages avec le chien du narrateur/ auteur, seul être capable d'aimer vraiment), il y a aussi un intense désespoir dans ce roman. Un désespoir né de l’observation du monde moderne. Conscient qu’il vieillit alors que tout lui dit d’aimer la jeunesse déjà devenue insensible, sorte d’étape vers la transformation de cette nouvelle humanité ( Houellebecq rend ici un effarant hommage ironique à Theilhard de Chardin), le narrateur sombrera dans un désespoir sous forme de constat: « Il n’y a pas d’amour dans la liberté individuelle, dans l’indépendance, c’est tout simplement un mensonge, et l’un des plus grossiers qui se puisse concevoir ; il n’y a d’amour que dans le désir d’anéantissement, de fusion, de disparition individuelle, dans une sorte comme on disait autrefois de « sentiment océanique », dans quelque chose de tout façon qui était, au moins dans un futur proche, condamné » ( id.p.412) .
Alors, restera-t-il la possibilité d’une île ?