Parce qu'il faut des ténèbres pour retrouver le goût du blanc.
J'avais déjà lu deux livres de Houellebecq qui ne m'avaient plu que grâce à leurs passages érotiques. Évidemment, je voyais bien qu'il y avait une volonté ironique, mélancolique et même cynique dans la description de notre société ; j'avais constaté comme beaucoup le goût pour la provocation de l'auteur mais pour tout dire, tout jeune que j'étais, ces saillies ne m'avaient pas vraiment marqué. Le personnage que Houellebecq interprétait sur les plateaux télé était selon moi méprisable, et le narrateur qu'il inventait ne méritait que ma pitié.
Heureusement, La possibilité d'une île est venu lever bon nombre de malentendus dans notre relation. Tout d'abord, je dois révéler avoir acheté le livre à 1 euro dans une brocante, ce qui l'a rendu immédiatement sympathique à mes yeux. C'est donc avec un bel élan que j'abordais les rives de cette dystopie post apocalyptique. Car il s'agit bien de cela : une histoire de fin du monde sombre et sans happy end envisageable. Les humains sont redevenus les troupes sauvages de Cro Magnon dont nous avons tous l'archétype en tête : un dominant, les femelles en harem et des offrandes ultra-violente à des divinités ridicules. Bon, d'un point de vue historique, c'est évidemment n'importe quoi mais après tout, Houellebecq ne cherche plus depuis longtemps à parler de faits exacts, sa méthode consisterait plutôt à une extrapolation du mentir-vrai : des exagérations à partir d'images issues de l'inconscient social.
A côté de ces sauvages, une lignée de "néo-humains" clonés vivent dans des résidences closes. Daniel 24, puis Daniel 25 vivent près d'Alméria en Espagne dans l'ancienne maison de Daniel 1, notre contemporain. Le livre intercale le "récit de vie" de Daniel 1, celui qui vivait à la même époque que nous, avec les commentaires de ses descendants clonés.
Je ne perdrais pas trop de temps à résumer l'histoire : Daniel est un comique bourré de fric vaguement lamentable. Il cherche pathétiquement la satisfaction de ses désirs pour être heureux et se cache derrière la médiocrité de la société actuelle pour justifier son échec. On pourrait s'arrêter là, enchaîner sur la jeune espagnole délurée (comme dans le roman pourri Plonger de Christophe Ono-dit-biot) qui par sa fougue sexuelle et son absence totale de morale redonne vie au narrateur principal, mais ce serait finalement rester sur le même plan que ce pauvre Daniel 1, le plan des évidences, des truismes et des emballages rhétoriques dignes du café du commerce. Prenons de la hauteur.
Le narrateur affecte l'ignorance crasse mais cite Schopenhauer et Nietzsche à tout bout de champ. Dispositif malhonnête? Non. Il s'agit d'un cas passionnant de réactionnaire punk utilisant sa cervelle à la détruire. Houellebecq ne regrette pas la bonne vieille époque de Pétain ou de Thiers où les femmes et les enfants savaient respecter les convenances (les hommes). Il prend acte de la dissolution sociale, de la montée de l'égoïsme et de la mort de toute morale au profit de l'intérêt immédiat. Il s'indigne de la condition réservée au vieillard dans notre société (et selon lui, à partir de 40 ans, vous êtes un vieillard car indigne des regards des jeunes filles.) mais y voit une fatalité qu'il a lui-même, avec les autres hommes de sa génération, appelée de ses vœux. Même si elle lui a brisé le cœur, il admire la liberté de sentiments et de morale de la jeune espagnole dont le corolaire est l'absence de pitié envers les autres.
En fait, même si la trame narrative est assez grossière avec cette secte ridicule qui devient religion majoritaire en une dizaine d'année car elle promet la vie éternelle sans aucune contrepartie morale (juste du fric, et le narrateur ne s'appesantit pas sur sa vision des pauvres : ils sont pour lui l'équivalent des bêtes ne pouvant offrir que leur force de travail ou leur cul pour vivre), même si je n'aime pas la manipulation elle aussi assez grossière de Houellebecq cherchant à se rassurer en partant du principe que tout le monde partage son obsession pour le sexe et son propre intérêt, même si il y a plusieurs passages techniques sur le clonage à mon avis assez grand guignolesque d'un point de vue scientifique et même si la description de cette société de néo-humains auto alimentée par une usine centrale remplaçant automatiquement les morts par leurs remplaçants alors que la chaos est partout, j'ai vraiment aimé ce livre.
Il y a de très bonnes inventions et elles sont vraiment bien développées dans leurs implications morales (par exemple les humains s'alimentant par photosynthèse) et surtout, il y a, curieusement, des passages poétiques qui m'ont plu. La plupart des poèmes ne sont pas forcément beaux (hormis le dernier, justifiant le titre), mais ils ont incontestablement une force d'évocation que la prose de l'auteur ne parvient jamais à égaler.
En bref, il faut lire ce livre qui détonne dans la production actuelle de petites merdes biographiques et de romances désabusées. Parce qu'il faut des ténèbres pour retrouver le goût du blanc.