Derrière le roman, il y a son auteur, Mme de La Fayette. La princesse de Clèves, c'est elle. Elle qui la fait vivre, parler, aimer, vibrer passionnément, mais résister, quoi qu'il lui en coûte, à son amour pour le beau duc de Nemours, lui résister par fidélité à un mari qu'elle estime et, après la mort de celui-ci, plus étrangement, pour son repos à elle.
Pourquoi avoir inventé cette histoire d'amour qui finit mal par un choix délibéré de son héroïne ? Bien que délivrée des liens du mariage (le prince de Clèves étant mort de chagrin de savoir que la princesse aime le duc de Nemours follement, de toute son âme), elle renonce à celui-ci, à lui appartenir, à un remariage brillant... et ce faisant, au statut et à la condition de femme mariée et à celle des femmes, en général, telle qu'elle était, en tout cas, au XVIIème siècle.
Elle renonce au duc de Nemours pour son repos, dit-elle. Et on peut comprendre qu'elle le fait par crainte que son beau et bouillant duc finisse par se lasser d'elle (pessimiste ou réaliste, Mme de La Fayette ? elle ne croit pas à l'amour éternel) et qu'il lui vienne finalement l'envie d'aller voir ailleurs, de lutiner d'autres belles marquises, dont il n'aurait pas encore inventorié les charmes ; qu'il lui vienne l'envie, pour le dire crûment, d'introduire sa viande dans d'autres orifices que les siens.
La princesse de Clèves, tant que mariée, a aimé son beau duc passionnément, mais de façon platonique. Une fois libre (mais pas de ses souvenirs et des mécanismes de défense acquis), elle préfère que leur amour reste non-consommé.
En somme, elle refuse sa condition de femme, celle d'être possédée. Elle refuse aussi de mettre en péril le fragile équilibre trouvé après la double mort de sa mère et de son mari.
C'est Mme de La Fayette qui fait parler Mme de Clèves. Et qui, par son truchement, affirme : je n'ai pas besoin de ça. Mon héroïne est aimée du plus bel homme qui soit et elle l'aime passionnément. Mais elle a assez de force mentale pour renoncer à être aimée de lui charnellement. Aucun homme, ni personne, ne pourra jamais dire d'elle que c'est une traînée, un cloaque, une pute... comme toutes les autres. Ma Princesse de Clèves sera l'exception. Elle sera belle, passionnée, aimée et néanmoins d'une immarcescible vertu (durant sa vie, qui sera assez courte, elle laissera "des exemples de vertu inimitables").
Mme de La Fayette a tenu cette gageure. Écrit dans un style qui, ô surprise, reste tout à fait lisible aujourd'hui, son roman est unique. C'est un grand roman d'amour. C'est, je crois, le premier roman féministe au monde. C'est un chef d'oeuvre de préciosité et d'analyse. C'est une merveille, une monstrueuse anomalie. Et c'est pourquoi il fait encore débat, 350 ans après avoir été écrit.