Archétype d’œuvre littéraire archi-connue, même chez les nouveaux barbares, mais qu’il est de bon ton de mépriser, ai-je remarqué (dans mon entourage du moins, qui n’est pourtant pas que de barbares). Archétype aussi du beau texte construit et intelligent.
« Toutes ces différentes cabales avaient de l'émulation et de l'envie les unes contre les autres : les dames qui les composaient avaient aussi de la jalousie entre elles, ou pour la faveur, ou pour les amants ; les intérêts de grandeur et d'élévation se trouvaient souvent joints à ces autres intérêts moins importants, mais qui n'étaient pas moins sensibles. Ainsi il y avait une sorte d'agitation sans désordre dans cette cour. »
Mme de La Fayette, mondaine pessimiste qui se donne du prix, situe sa narration à la cour de Henri II mais ce sont bien sûr les mœurs du Grand Siècle qu’elle s’emploie à dézinguer, d’une encre à plusieurs parfums :
Parfum de secret - Fine observatrice des manigances de cours elle fait paraître anonymement La Princesse de Montpensier, puis La Princesse de Clèves. Elle laisse planer l’ambiguïté, et joue des secrets consubstantiels à la mondanité, surtout sous Louis XIV grand maître des secrets. Histoire à secrets, roman à clés, l’auteur s’identifie à son héroïne : pour les deux femmes la divulgation du secret peut tout ruiner.
Parfum de subversion (I) – Cauchemar postmoderne : la princesse de Clèves ose ne pas coucher avec son amant. On voit bien l’incompréhension que suscite un tel comportement chez certains lecteurs d'aujourd’hui. Mais il eût été au contraire navrant et convenu qu’elle couchât, et surtout non subversif : sur la scène littéraire de l’époque, Mme de La Fayette et ses copines des salons d’avant-garde (Mmes de Scudéry, de Rambouillet, de Sévigné..) cherchaient dans l’excellence à se distinguer de leurs consœurs et confrères absolument, et pour ces galantes accomplies le summum de la modernité – de la subversion des mœurs - consistait à ne pas baisouiller comme le vulgum pecus de cour, donc à ne pas faire comme à peu près tous les autres. La princesse de Clèves est l’héroïne fictive du féminisme d’avant-garde du 17ème siècle : en restant loin de son amant, elle reste maîtresse de son destin - peut-être Beauvoir pensait-elle à La Fayette lorsqu’elle écrivait qu’une femme libre est l’exact contraire d’une femme légère.
Parfum de pessimisme – Lectrice du janséniste Pascal (et de La Rochefoucault), pessimiste sur l’humaine nature, augustinienne convaincue que l’amour ne peut laisser sur place que des êtres brûlés vifs ou fous, la sombre Mme de La Fayette calque la trajectoire de la Princesse de Clèves sur ce qui sera finalement la sienne propre : elle arrêtera d’écrire, et comme la Princesse finira sa vie retirée du monde. Cohérent.
Parfum de Chevalerie (subversion II) – Mme de La Fayette sévit après la piteuse Fronde, à ce moment de l’Histoire où la fête vient de se terminer : d’une mâle main Louis XIV a repris les rênes de la noblesse. Les velléités chevaleresques, féodales, et le tragique qui va avec, ont été brûlées vives, l’ancienne aristocratie, domestiquée et contrainte, se replie sur elle-même et sur sa morale chrétienne (qui prendra les atours d’une critique de la cour, au nom même de cette morale, qu’on verra aussi chez La Fontaine, Molière et même chez Racine). Le Duc de Nemours est en même temps (comme dirait le boss) un grand courtisan et un grand agitateur de cour, figurant d’une certaine manière ce que Louis veut réduire au silence (ou à la mort). Subversif épisode II.
Féminisme, pessimisme, subversion : à l’acmé de son art Mme de La Fayette avait sans doute tout exprimé de ce qu’elle avait à exprimer comme femme de Lettres.
Racine se tut après Phèdre (Athalie et Esther n’étant que de circonstance), Rimbaud après Une saison en enfer, Mme de La Fayette après la Princesse de Clèves.. à notre époque du vain et sempiternel logos, j’aime ces poètes qui se turent lorsqu’ils n’eurent plus rien à dire.
Et ceux n’étant pas de cette race-là, vivraient-ils mille ans, comment se tairaient-ils ? Ils n’ont rien à dire, ils sont intarissables.
Le17ème français fut décidément un bon cru. Celui qui suivit beaucoup moins.