« Relever le défi des choses au langage »
« Pour donner plus de fluidité au texte et lui permettre de progresser, les noms et les pronoms doivent varier en se référant au même thème. La cohésion d'un texte repose sur la reprise de certains éléments d'une phrase à l'autre. » peut-on lire dans un manuel scolaire de lycée.
Ainsi, écrira-t-on :
- Les abeilles sont des insectes. Elles possèdent deux paires d’ailes.
- Ces insectes, qui butinent au printemps, sont à la merci des pesticides.
Prenant le contre-pied de cette règle élémentaire, la poésie de Francis Ponge trouve sa matrice en la répétition-même, en la redite et la variation. Dans La rage de l’expression, Ponge se plait à réécrire inlassablement les mêmes poèmes, modulant les propositions, alternant les groupes syntaxiques et remâchant sans cesse les mêmes images. Car c’est bien là un travail de mastication de la langue où l’objet se doit d’être manipulé et mâchonné afin de, fissurant son écorce, libérer ses quelques sucs. Pongeformule ainsi un petit art poétique dit de la figue :
Nous l’aimons [la figue] comme notre tétine, dont la véritable
particularité serait celle-ci : d’être elle est juste à point
desséchée, (de façon) qu’on puisse (peut), en accentuant seulement un
peu incisivement la pression des dents, y mordre, franchir son
élasticité et s’en nourrir (s’en sucrer, s’y délecter). C’est aussi ce
que j’ai pu faire des paroles. Ici même. Ce que je viens de réussir
ici même. Il suffit d’accentuer un peu incisivement la pression de nos
dents. » [Comment une figue de paroles et pourquoi]
Qui a croisé Le Parti pris des choses dans sa scolarité ne que trop bien les divers poèmes consacrés tantôt au Pain, à l’Huître ou au Cageot. Le poème s’y présentait généralement comme un petit bloc de prose fixe dont l’objet se laissait poliment étudier. Mais l’objet parfois prend la fuite et résiste à la mise en bouche – voir également « La crevette dans tous ses états », Pièces. Cette tension perpétuelle entre ce désir, cette « rage de l’expression » et la résistance propre à l’objet muet, Ponge en ferra le terreau fertile de son écriture.
où je choisis comme sujets non des sentiments ou des aventures
humaines mais des objets les plus indifférents possibles… où il
m’apparaît (instinctivement) que la garantie de la nécessité
d’expression se trouve dans le mutisme habituel de l’objet
[La rage de l’expression]
Cette résistance le suivra d’ailleurs hors de ses œuvres, Ponge demeurant par deux fois parfaitement muet lors de ses oraux de licence et d’entrée à l’Ecole normale supérieure. Le mutisme est donc à la fois, chez Ponge, écueil et accueil, entrave et refuge, lui qui formulait si justement que le poète était « l’ambassadeur du monde muet ».
Un discours de la méthode :
La question n’est donc pas de trouver mais bien plus de chercher. Ponge réfute régulièrement la posture éculée du « voyant », lui préférant celle de chercheur, de savant. Chez lui, point de quête d’une vision transcendante. Bien au contraire c’est le désir – la rage – de dégager ce qui est perceptible à tous, « une opinion unanime et constante » une « vision fort commune ». L’entreprise de Ponge est en cela parfaitement comparable à celle du « chercheur », et sa méthode se veut avant tout scientifique.
Oui je me veux moins poète que « savant ». - Je désire moins aboutir
à un poème qu’à une formule, qu’à un éclaircissement d’impression. […]
Je veux être l’homme de cette science.
[La rage de l’expression].
Cette méthode l’invite ainsi à mâcher les mots des autres, citant des auteurs passés, empruntant des définitions au Littré, puisant dans les encyclopédies et les dictionnaires étymologique... Plus encore, son approche emprunte à la science sa numérotation rigoureuse et ses variations mathématiques (voir « Le carnet du bois de pin »). Ce croisement du pragmatisme scientifique et de l’expression littéraire se retrouve ainsi dans son désire de trouver le bonne « formule », terme désignant à la fois l’expression mathématique de données et la formulation juste et concise. Ponge prend pour modèle celle de La Fontaine : « une maille rongée emporta tout l’ouvrage » dont il fait le totem de son expression.
C’est donc dans le travail permanent de la recherche, de la fugue et de la variation que se tiendrait cachée cette évidente vérité. La langue ne se contente pas de transcrire l’objet, elle participe à son existence, il « aide à la formation du poème. » [Le Grand recueil. Méthode]
A force de patience, le lecteur ou la lectrice, qui saura se laisser porter par ces incessantes reprises et cette mastication des mêmes mots, aura peut-être la chance de découvrir, caché sous la parole, la vérité simple de l’objet quotidien, comme une célébration de la banalité.
« Il faut que je prenne le lecteur par la main, que je sollicite de sa
part une assez longue complaisance, le suppliant de se laisser
conduire au risque de s’ennuyer par mes longs détours, en lui
affirmant qu’il goûtera sa récompense lorsqu’il se trouvera enfin
amené par mes soins au cœur du bosquet de mimosas, entre deux infinis
d’azur. »