Le romantisme historique d’Alexandre Dumas est fondé sur un paradoxe : il allie un idéalisme inconditionnel avec la rigueur de retranscription des faits passés. Cette contradiction huile d’abord l’intensité et l’efficacité du récit, la lourdeur scrupuleuse et didactique de l’Histoire étant désamorcée par ce sentimentalisme typique qui parcourt l’œuvre de l’auteur, de la « trilogie des mousquetaires » à « La Reine Margot ». Mais la tension est néanmoins effective, car le tragique des événements, à commencer par le massacre de la Saint-Barthélemy qui introduit ce roman de Dumas rattrape et douche les ardeurs et aspirations au bonheur des personnages. Dès lors l’auteur pourrait ne plus savoir sur quel pied danser, d’autant plus qu’il mêle intrigues politiques et intrigues amoureuses. C’est précisément dans ce subtile mélange, porté par une fine écriture théâtrale que réside la liqueur délectable du romancier parmi les plus grands du XIXème siècle.
Le lecteur se trouve donc plongé dès le premier chapitre autour de personnages réels, en l’occurrence le gratin de la royauté française de la seconde moitié du XVIème siècle. De l’acerbe et machiavélique Catherine de Médicis à sa nombreuse et fratricide progéniture, composée du maladif et juvénile roi de France Charles IX, du fier duc d’Anjou, du pitoyable duc d’Alençon et ses regards incestueux envers sa sœur Marguerite qui donne son titre à l’œuvre, Dumas ne présente pas seulement cette foule d’icônes royales, il leur donne chair par la narration romanesque. Lorsqu’au soir des noces de Marguerite chacun des deux mariés lorgne plus vers son amant respectif que l’un vers l’autre, on peut légitimement se demander où s’arrête la réalité et où commence la fiction. Fruit de recherches historiques conséquentes, le récit ne se permet pourtant aucune incartade majeure aux faits. Ses partis-pris n’en sont pas moins tranchés : Dumas grossit et appuie les traits de caractères des personnages pour aboutir parfois à d’amusantes caricatures, notamment avec le duc d’Alençon, mais surtout pour leur donner vie, et mêler leurs agissements politiques avec leurs désirs et obsessions. Ces portraits permettent à l’écriture de déployer pleinement sa vigueur, en privilégiant les dialogues et l’action à la description - bien que des passages digressifs détaillant les rues de Paris et les chambres du Louvre servent au contraire l’illusion réaliste.
L’irruption du rocambolesque, d’heureux hasards qui ponctuent l’histoire et s’échappent de la rigueur historique pourraient démolir ce souci du détail : cela produit pourtant un contrechamp salvateur. Ainsi Dumas privilégie le regard de deux provinciaux débarquant à la capitale, La Mole et Coconnas, vecteurs de l’émotion du récit, qui découvrent la cour en même temps que le lecteur. L’un étant protestant, l’autre catholique, ils deviennent successivement ennemis, amants l’un de la reine Margot elle-même, l’autre de sa meilleure amie, pour mieux se réconcilier et entretenir une amitié virile, presque ambiguë. Cette dimension du récit exacerbe les ardeurs romantiques de l’auteur, devenant une source d’étonnement perpétuel là où tout semblerait réglé comme du papier à musique. Mieux encore, elle permet à Dumas d’idéaliser le sentiment amoureux pour l’opposer aux conflits intérieurs de la cour, qui castrent systématiquement la vie privée des personnages jusque dans un brillant épilogue.
La vision du pouvoir est alors éclatante et sans concession : Dumas en donne une vision aride et complexée, où le roi de France lui-même ne peut assumer et assurer ses désirs et ses préférences. Le lecteur en vient à se demander pourquoi le trône est aussi disputé lorsqu’il prend la forme d’une cage douloureuse : là est toute l’ambivalence de la reine Margot, encore assez jeune et candide pour se dévouer corps et âme à La Mole, gentilhomme venu de nulle part, mais trop peu innocente pour ne pas désirer, comme les autres rampants, le prestige de la couronne de France. Dans cette optique, l’auteur n’a pas d’autre choix que de libérer un souffle tragique, comme pour me surprendre une dernière fois là où je croyais et espérais que le romantisme prendrait finalement le dessus sur le matérialisme inhumain des complots et des trahisons. Le dernier acte, lucide et accablé, en est d’autant plus flamboyant.