Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde
Le théâtre classique, dans sa forme aristotélicienne, a toujours mis en avant sa volonté morale, il s'agit alors de rendre le vice ridicule ou bien odieux tout en rendant la vertu admirable, on rit donc du bourgeois chez Molière, tout en se gardant bien d'écorcher l'aristocratie chez Racine. L'effet recherché par la catharsis serait donc plus de susciter la persuasion que de véritablement convaincre le lecteur/spectateur. Si Brecht n'est pas le premier à vouloir briser l'illusion théâtrale, ni même à considérer le théâtre comme une tribune politique, sa position reste néanmoins très singulière.
En effet, s'il n'oublie pas que le théâtre est avant tout un divertissement, Brecht, auteur marxiste, cherche avant tout à faire réfléchir, à ce que le spectateur n'ait pas un rapport passif avec ce qu'il voit, mais qu'il comprenne le monde dans lequel il vit, à lui rappeler que lui aussi peut agir à son niveau. Puisqu'on peut rire et pleurer de cette Histoire désormais achevée, qui comporte de nombreux aspects comiques (Gori qui porte le chapeau de tous les personnages qui se font zigouiller) et bien entendu de nombreux aspects tragiques, il ne faut cependant pas crier victoire trop vite et éviter que l'histoire ne bégaie, d'où une certaine volonté didactique. Brecht brise alors l'illusion théâtrale en ramenant sans cesse le spectateur à la réalité: les scènes sont entrecoupées de tableaux comparant l'histoire d'Arturo Ui avec la vraie Histoire, celle d'Hitler; de même si les situations sont familières, les personnages le sont aussi: en plus de l'analogie Hitler/Ui on reconnaîtra également Hindenbourg chez le vieil Hindsborough, Ernst Rohm chez Ernesto Roma, Goebels chez Gobola, Goering chez Gori, etc.
Ainsi Brecht se sert de l'histoire de l'ascension de ce mafieux italien dans la ville de Chicago pour illustrer chacune des étapes de l'ascension d'Hitler, et de montrer en quoi, chacune d'entre elles était résistible et n'a été possible que parce que cela répondait aux intérêt de la population de Chicago à un instant donné. Ainsi les classes dirigeantes (politiques, judiciaires) sont directement visées, mais ce sont surtout les classes bourgeoises et les milieux d'affaires qui, par leur inaction ou leur consentement ont permis à Hitler/Arturo Ui d'accomplir ses noirs dessins.
Ici le théâtre, mais plus généralement la littérature, en s'inspirant du réel tout en brisant l'effet de suspension de l'incrédulité qui veut que le spectateur, porté par le récit, ne fasse plus de distinction entre fiction et réalité (le "willing suspension of disbilief" de Coleridge), permet d'avoir justement une influence sur le monde réel. Le spectateur débarrassé de sa crédulité éveille alors sa conscience et développe son esprit critique, il remet en question le spectacle mais aussi le monde dans lequel il vit (position adoptée en effet par la plupart des théoriciens d'influence marxiste, par exemple la fonction de l’écrivain chez Sartre est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent). Mais si le théâtre de Brecht parait plus politisé que le théâtre classique aristotélicien il n'en reste pas moins un très bon divertissement, la pièce sait se montrer comique à certains moments, et tragique à d'autres.