La bête immonde toujours d'actualité.
Cette pièce compte justement parmi les plus célèbres de Brecht. Elle met en scène les étapes historiques de prise de pouvoir par Adolf Hitler et les nazis, en transposant l’action et les personnages dans le Chicago d’Al Capone et de la crise de 1929. Le travail de Brecht consiste donc essentiellement à retenir les épisodes les plus forts, à provoquer une distanciation du spectateur par rapport à une narration historique plate des faits, à montrer les mécanismes de pression, de violences et de meurtres par lesquels Hitler a assuré son pouvoir, mais également le rôle majeur qu’a joué le monde des affaires et de la finance dans l’ascension de Hitler (ce qui ouvrait la voie à développer un des thèmes préférés de Brecht : les méfaits du capitalisme et l’indignité des possédants).
La distanciation passe par la réinterprétation ironique des enjeux. Au lieu de parler de politique, d’élections, de conquêtes, Brecht ridiculise l’enjeu de base en faisant de Hitler (Arturo Ui) un simple gangster style Al Capone, qui exerce toutes sortes de pressions sur les producteurs et les marchands de... choux-fleurs, afin de leur extorquer de l’argent en échange de sa « protection » contre les voyous soudoyés par Arturo Ui lui-même. Ce procédé purement mafieux se reproduit plusieurs fois dans la pièce à des niveaux différents à mesure que Arturo Ui gagne du pouvoir et peut étendre le champ de ses ambitions.
La transposition est à peine un maquillage. A part le nom d’Arturo Ui (nom latin en rapport avec les mafias italiennes qui sévissaient à Chicago), les autres noms des personnages sont fort transparents : Gori (Goering), Gobbola (Goebbels), Ernesto Roma (Ernst Röhm), Hindsborough (Hindenburg), Dollfoot (Dollfus, chancelier autrichien)... Cicero (ville réelle, proche de Chicago), c’est l’Autriche. Les grandes phases des succès du nazisme sont exploitées : Hitler payé par les patrons, qui se livrent à des trafics financiers douteux pour faire face à la crise qui touche le... chou-fleur ( !), compromission d’Hindenbourg, vieux chancelier allemand jusque-là parangon d’honnêteté dans l’opinion ; Hitler se faisant donner des leçons de maintien par un acteur shakespearien, incendie du Reichstag, Nuit des Longs Couteaux, pressions sur l’Autriche, assassinat de Dollfus et Anschluss, confirmé par un plébiscite influencé par la terreur nazie (Les protestations d’innocence et de pacifisme d’Arturo Ui évoquent irrésistiblement les hypocrisies d’un Poutine annexant la Crimée et niant la présence de soldats russes en Ukraine)...
La distanciation passe aussi par un rappel, à la fin de chaque scène, des événements réels dont la scène précédente n’est que la transposition : un écriteau apparaît pour décrire les événements dont la pièce vient de proposer une interprétation dramatique. Surtout, le travail que Brecht a réalisé sur la langue de la pièce est considérable : elle est en vers du grand style classique, ce qui génère un effet comique et parodique, car le contenu matérialiste, vulgaire et brutal des préoccupations des gangsters de Ui forme un contraste savoureux avec la noblesse et les rythmes de la tragédie classique. Au passage, soyons reconnaissants à Armand Jacob d’avoir traduit quasiment toute la pièce en alexandrins, en les faisant rimer chaque fois que c’était possible. Entendre les grossiers et sanguinaires Goering, Goebbels, Roehm multiplier les inversions poétiques et les rejets au vers suivants ne peut manquer de faire rire.
« Résistible », l’ascension d’Arturo Ui aurait pu l’être si les gens n’avaient pas été aussi lâches à l’époque. Le dernier vers de la pièce est passé dans le langage courant : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Cette expression, couramment associée au nazisme, serait tout aussi à sa place pour parler des mouvements qui, dans le monde, exercent la terreur, perpètrent massacres, génocides, épurations ethniques, culturelles, religieuses, au nom d’inspirateurs qui n’arborent pas tous la croix gammée, loin de là. Le ventre de la bête immonde essaime beaucoup au Proche-Orient, il serait vain de le nier. Et les enjeux n’ont guère de rapports avec les choux-fleurs.
La force dramatique de cette pièce, soutenue par la récurrence des actes de manipulation, de violence et des assassinats perpétrés par les nazis, atteint une grandeur shakespearienne, particulièrement vers la fin. Les jeux de scène sont parfois ingénieux (scène 12). Brecht s’est montré, indubitablement, fort bien inspiré.