Christopher Lasch, cela faisait un moment que je souhaitais m'y frotter. Après tout, il a inspiré une littérature assez considérable à sa suite, notamment pour penser la société d'un point de vue "populiste" avant l'heure où ce terme est re-devenu à la mode et fait partie des personnalités qui inspirent toute une partie de nos intellectuels contemporains.
On voit notamment où Christophe Guilluy est allé chercher son inspiration pour "la France périphérique" quand il met en scène des Etats-Unis qui seraient coupés en deux entre des métropoles cosmopolites qui se sépareraient volontairement de la "ligne du milieu" des Etats-Unis.
A cette différence près que Christopher Lasch franchit le pas en dénonçant une séparation volontaire, préjudiciable au fonctionnement de l'Etat auquel les élites ne se sentiraient pas appartenir, mais dont elle souhaiteraient garder le contrôle, tant par intérêt que par conviction que les masses / les peuples seraient incapables de se gérer eux-mêmes.
De même, les explications sur l'alternance gauche / droite qui ne répondrait pas (ou plus) à une réalité vécue par les populations semble proche des thèses de Michéa dans "l'empire du moindre mal". De là le populisme, remède présenté comme préférable au "communautarisme" pour dépasser le clivage gauche-droite, artificiel alors même que les Américains semblent souhaiter la même chose. A cette nuance près, dont Lasch convient, que ces souhaits restent très génériques et que dans le détail, ce consensus est moins net.
Le lecteur trouvera également une lecture très critique des limites de l'idéal méritocratique, présenté comme finalement incompatible avec la démocratie. Pas (uniquement) pour s'attarder sur les habituels regrets sur le fait que l'égalité des chances ne soit pas vraiment assurée, rendant la sélection de facto non méritocratique.
Lasch dépasse ce lieu commun, pour poser le principe selon lequel que même à supposer que la méritocratie fût pleinement effective, elle resterait un mécanisme d'acceptation et de sélection du gouvernement des élites, donc d'une aristocratie des talents. De surcroît, ce mécanisme aurait l'immense tort de conférer le sentiment aux heureux élus que leur réussite étant le fruit de leurs talents, ils ne seraient redevables en rien aux autres membres de la communauté et prêts à en faire sécession, ce qui en retour rendrait ces mêmes élites incapables de saisir les enjeux de la vie du reste de la population, contribuant à la crise démocratique. Enfin la promotion de la méritocratie serait avant tout un constat de l'incapacité du corps social à tirer vers le haut l'ensemble de sa population, se limitant à sélectionner quelques privilégiés.
Autres traits critiqués par Lasch, la société basée sur la réussite individuelle, plutôt que sur le bien-être de tous, avec un rêve américain dévoyé et le refus du débat politique, tant dans les médias que par les individus, dans une quête d'objectivité inatteignable qui contredirait, au fond, le message même de la démocratie, dont la décision se forge sur la confrontation des idées.
La démonstration devient beaucoup moins convaincante lorsque Lasch prône une espèce de retour au bon sens populaire, célèbre avec nostalgie le temps des débats politiques qui seraient dans les cafés qui seraient impossibles aujourd'hui, faute de lieu de socialisation, ou encore des évolutions de la famille traditionnelle, présentées comme destructrices pour les enfants, ou les remords sur la religion disparue remplacée par la psychanalyse qui ressemblent davantage à une compilation de poncifs des discours conservateurs à ces sujets, dont les prémisses faussées font pêcher le raisonnement.
Pour le reste, l'œuvre de Lasch innove sans innover en reprenant la traditionnelle critique antiélitiste contre des élites trop "cosmopolites", "déconnectées", "intéressées par leur réussite individuelle" qui depuis déjà longtemps, hantent les discours populistes, qu'ils soient portés par des conservateurs ou des progressistes.
Reste que malgré ces défauts, les analyses de Lasch méritent le détour, ne serait-ce que pour prendre conscience du point auquel les postulats des raisonnements qu'il a exposé dans cet ouvrage-testament imprègnent le débat contemporain.