En 1947, une mutinerie éclatait dans le bâtiment de la prison de Fresnes réservé aux filles de Justice. Tandis que la presse condamnait la violence des révoltées, l’administration pénitentiaire se dédouanait en invoquant des meneuses incontrôlables, des « bêtes fauves » selon la directrice de l’établissement. Pourtant, les lettres des détenues laissent entrevoir une tout autre réalité, qui inspire à Dorothée Janin un roman plein de colère et de compassion.


Au moment des faits, elles sont quatre-vingt mineures, entre dix-huit et vingt-et-un ans, à avoir été provisoirement reléguées, après la fermeture en 1940 de leur institution corrective de Clermont et un passage par une section de la prison de Rennes, dans un bâtiment désaffecté de l’établissement pénitentiaire de Fresnes. Fugueuses, petites voleuses, filles de trottoir ou ayant eu simplement une relation sexuelle hors mariage, toutes grandies sur fond de misère et de violence, « ce sont avant tout leur moralité, leur comportement, leur milieu d’origine jugé déficient ou dangereux, pas les délits qu’elles ont ou n’ont pas commis, ni les articles du Code pénal » qui les ont menées à la réclusion en Institution Publique d’Education Surveillée. Elles ne sont donc pas des criminelles, mais, ce qui leur vaut pourtant en ces lieux un traitement plus sévère encore – « Elles sont venues à cette pauvreté morale par goût et par besoin, par joie du vice. Elles sont inadaptables ces petites prostituées, ‘’inamendables’’. La voleuse peut être relevée, et même la criminelle. Jamais la fille ‘’folle de son corps’’ » –, des « filles perdues », scandaleuses dans leur insoumission, leur indépendance et leur perversion, des déchets étiquetés vicieux et irrécupérables, que l’on entend mater par la discipline, les humiliations et la brutalité, par la maltraitance physique et psychologique, par « l’intrusion de la contrainte jusque dans l’intimité, le contrôle total sur le corps et l’esprit ».


Imaginant des personnages fictifs, d’alors et d’aujourd’hui, très fidèlement et scrupuleusement inspirés pour les uns de sa longue imprégnation des documents de l’époque, pour les autres, notamment Elvire la narratrice, d’éléments de sa propre biographie et de son passé, l’auteur mène l’enquête et croise les regards d’hier et d’aujourd’hui sur ces « mauvaises filles ». Peu à peu, les fantômes exhumés des archives reprennent vie, silhouettes et voix s’animent au gré d’une reconstitution réaliste et vibrante d’émotion, qui, se focalisant sur la prison de Fresnes, prend bientôt la dimension d’un véritable procès du siècle dernier en France. Car, tandis que l’on y escamote les terribles conditions d’enfermement des filles de Justice en faisant passer leur insoumission pour vice et leur révolte pour hystérie – quelle autre cause à leur soulèvement que les pulsions sexuelles d’« âmes perverties, énervées par le printemps » ? –, en ce lendemain de Libération on y traite aussi en hôtes de marque des collabos venus y remplacer les résistants qu’on vient d’y torturer et d’y exécuter. Alors, l’effet boomerang qui, dans la quête la menant vers Madeleine Lauris, fille-mère détenue à Fresnes et contrainte d’abandonner son bébé, renvoie douloureusement Elvire à son propre impossible désir de maternité, s’inverse une nouvelle fois et, « à la façon d’un mascaret », comme une « vague depuis les mots retourne vers le corps et vient frapper le cœur », remonte le fil tendu par le thème de la lutte et de la résistance pour faire écho à l’histoire familiale de l’auteur. En réalisant sa vénération pour son grand-père, juif polonais qui rejoignit en France les rangs des FTP-MOI, les Francs-tireurs et partisans de la Main-d’œuvre immigrée, l’on comprend, comme elle-même semble en avoir pris conscience en l’écrivant, combien ce livre et son sujet entrent en résonance profonde avec sa chair et son âme.


Avec ce livre sous-tendu par un remarquable travail d’investigation mais aussi par une émotion lui remontant des tripes, Dorothée Janin ne rend pas seulement justice aux filles de Fresnes. A travers elles, qui se révoltèrent non pour leur propre sort pourtant terrible, mais par fidélité à la seule éducatrice en qui elles avaient confiance, et qui, considérées comme des rebuts par la société, lui en remontrent pourtant en courage et en intégrité, ce sont les valeurs d’amour, d’honneur et de loyauté qu’elle remet à leur juste place, par-delà les hypocrisies, les préjugés et les impostures ordinaires. Coup de coeur pour ce roman qui, hasard de la rentrée littéraire, aborde par le versant féminin ce que L’enragé de Sorj Chalandon nous présente côté masculin, avec le bagne pour garçons de Belle-Ile.


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Cannetille
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le 30 sept. 2023

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