L’ouvrage de Stephen Smith fait une synthèse sur les problèmes démographiques en Afrique sub-saharienne, et sur les conséquences migratoires et géopolitiques qui devraient en découler dans les trente prochaines années. C’est un ouvrage qui regroupent des phénomènes assez larges pour saisir des tendances d’ensemble. Il y a forcément une impression de généralisation (que je ne suis pas en mesure de critiquer).
Les anciennes politiques coloniales de développement et de santé sont en partie à l’origine d’une croissance de population aujourd’hui problématique.
L’Afrique sub-saharienne est submergée par sa jeunesse. Près des trois quarts de la population a moins de trente ans et plus d’un tiers moins de quinze ans. Cela entraîne des problèmes d’héritage culturel (les anciennes générations ne pèsent plus grand-chose et ne peuvent pas contenir le besoin d’indépendance des plus jeunes) et une plus grande porosité aux modèles occidentaux, bien que cette porosité soit hautement paradoxale. Les jeunes générations souffrent de problèmes d’appartenance. Ni du village ni de la ville, ni attachés à la tradition ni complètement ouverts à la modernité, ni d’ici ni de là-bas, toujours entre les deux.
L’Afrique est littéralement empêtrée dans une quantité de cercles vicieux qui empêchent tout espoir de développement. Les aides des pays du Nord produisent une dépendance néfaste et ne sont pas utilisées dans une perspective d’indépendance (économique, technique, etc.). La faiblesse administrative des États rend ces partenariats assez peu pertinents. La pression démographique sur les ressources naturelles augmente le risque de conflits et nourrit l’instabilité générale. Cela encourage la prédation à court terme et la corruption qui, dans un contexte insalubre, ne peut que se maintenir. Pour s’en sortir, il est naturel de nouer des alliances en jouant sur tous les registres identitaires (hommes/femmes, jeunes/vieux, civils/militaires, pauvres/riches, musulmans/catholiques) et en augmentant les confusions. On pressent la possibilité d’un continent s’effondrant sur lui-même, ne parvenant pas à s’approprier des éléments de développement solides (au niveau agricole, industriel, culturel, scientifique, politique etc)
Les gens qui ont un minimum de moyens (relativement au continent africain) nourrissent l’envie de partir, se persuadent que la vie qui vaut la peine d’être vécue ne peut que se situer ailleurs, et risque d’être grandement déçus en arrivant dans les pays étrangers.
Les jeunes qui réussissent un peu mieux que les autres ont tendance à suivre un parcours d’émigration classique, de la ville à la grande capitale, puis vers l’Europe, l’Amérique du Nord ou l’Asie. Cela augmente les transferts d’argents qui empêchent à la fois ces jeunes de s’implanter correctement dans leur nouvel environnement (entre un quart et la moitié de leurs revenus sont envoyés à la famille) et les locaux de développer leurs propres solutions (on compte sur les ressources externes). Ces mécanismes aggravent les frustrations au lieu de les diluer et, si l’exil risque de se poursuivre, on ne voit pas ce qui va en sortir de très positif.
Smith décrit des réactions xénophobes assez fortes dans la migration inter-africaine, surtout celle qui mène aux grandes capitales (Abidjan, Johannesburg, au Nigeria etc.). Et des politiques d’exclusions qui produisent des cohortes d’individus fantômes qui, au milieu de toutes ces frontières confuses et des revirements identitaires, ne se sentent appartenir à aucune communauté.
Pour Smith, la migration massive d’Africains vers l’Europe (qui va nécessairement augmenter ces trente prochaines années) n’est dans l’intérêt d’aucun des deux continents. Pour l’Afrique, ce serait une manière d’abandonner une partie de sa jeunesse, les gens qui sont en mesure de développer, sur ses différents territoires, un projet pertinent. Elle ferait de ses jeunes générations un problème plutôt qu’une solution et elle continuerait d’entretenir un rapport de vassalité, notamment avec l’Europe. Les difficultés de former un corps politique actif, de résorber les inégalités, de produire des savoirs et des techniques locales qui puissent répondre aux besoins de la population, en gros d’entretenir un espoir d’avenir ne cesseraient d’augmenter.
Pour l’Europe, le modèle d’immigration à l’américaine (multiculturel) qui est de plus répandu dans les mentalités, ainsi qu’une augmentation des arrivées, risquent de fragiliser les processus d’assimilation (qui sont de toute façon déjà dépassés) et de réveiller les réactions identitaires. La montée d’un pentecôtisme chrétien et d’un islam fort peu modéré, sur le territoire africain, ne faciliteront pas les rencontres migratoires. Du point de vue économique, Smith défend que l’arrivée d’un contingent de main d’œuvre africaine ne résoudrait pas vraiment le problème démographique en Europe (de moins en moins d’actifs pour payer les retraites).
[Il traite en permanence des questions de démocratie et d’économie de manière affreusement consensuelle]
Stephen Smith invite à dépasser l’habituel narcissisme moral des occidentaux (« je me préoccupe des immigrés pour soulager ma bonne conscience ») pour chercher de véritables solutions. La mauvaise conscience de l’Europe par rapport à la colonisation est décrite dans le livre comme une part du problème et certainement pas comme une solution. Les gens qui fuient l’Afrique, dans leur grande majorité, ne sont pas des victimes. Ce sont des gens responsables. Ils le font par choix économique. Et les Européens ne peuvent pas être ramenés ad vitam eternam à une essence colonisatrice idéalisée. Au lieu de se flageller et de nourrir les tabous sur ces questions, il faudrait envisager une coopération qui puisse permettre à l’Afrique de se développer à sa manière (est-ce seulement possible ? Tous les scénarios envisagés par Smith sont assez pessimistes)
L’intérêt principal de ce livre, à mon avis, est de renvoyer les discours convenus sur l’immigration et l’émigration à leur nullité. La honte, le ressentiment, la mauvaise conscience ne mènent de toute façon jamais très loin et ils sont renvoyés dos-à-dos avec la xénophobie paranoïaque. Ces sentiments sont instrumentalisés sur les deux continents, pour aboutir à des comportements extrêmes détachés des problèmes concrets.
Je ne suis pas du tout qualifié pour juger des chiffres avancés ni des perspectives générales, mais le livre m’a paru honnête dans sa démarche (il y a quelques envolées littéraires un peu inutiles, mais rien de dramatique).
À ma connaissance, le livre a été particulièrement bien reçu à sa sortie, pour être ensuite critiqué, parfois par les mêmes personnes qui l’avaient au départ bien accueilli. C’est assez habituel lorsqu’on parle de ce genre de sujets qui, en lieu et place de propos raisonnés, laissent place à des pratiques inquisitoires, à des phénomènes de bouc émissaires et à des anathèmes.
François Héran, du collège de France, a critiqué le livre. Michèle Tribalat a répondu à cette critique en expliquant qu’elle était méprisante et peu sérieuse. Pour ceux qui le souhaitent, les sources ici : http://www.micheletribalat.fr/440919955