Lorsque j'avais établi un avis sur "La vingt-cinquième heure", j'avais fait état des conditions chaotiques de la vie de Gheorghiu, écrivain roumain depuis les années 30 où il eut à vivre, pour faire simple, avec deux totalitarismes successifs en Roumanie avant de fuir et de se réfugier dans divers pays dont la France. Le sort du héros qu'il faisait vivre dans son roman ne dépendait que des circonstances et de la froide logique déshumanisée qui le conduisait à être considéré par erreur comme juif puis comme typique de l'aryen le plus pur, à être prisonnier puis libéré puis considéré comme un héros pour les uns et un coupable pour les autres avant d'être à nouveau enfermé, etc … La vingt-cinquième heure était l'heure après la dernière heure, c'est-à-dire celle où l'homme machine a définitivement perdu sa liberté ou son libre-arbitre. Le monde était mené par une froide logique inhumaine.
Le roman "la seconde chance" a été écrit quelques années plus tard où il reprend ses obsessions mais cette fois en suivant un grand nombre très éclectique de héros où on y trouve des fascistes, de hauts fonctionnaires dont Aurel Popesco, un roumain Bodnar devenu proscrit en Roumanie et qui se refait une nouvelle jeunesse en URSS comme communiste pur et dur, un paysan déraciné, Ion Kostaky, car considéré comme un koulak nuisible, un intellectuel sans opinion mais bienveillant, Pillat, une actrice juive populaire, Eddy Thal, dépossédée de son art, pour les plus importants, …
Tous ces héros se retrouvent ballottés au gré des circonstances tantôt héros, tantôt victimes, tantôt libres et adulés, tantôt esclaves ou prisonniers. Survient alors, une fois la guerre finie, la seconde chance avec la civilisation occidentale et la possibilité d'un avenir enfin riant. Mais voilà que ces mêmes pays, pour se préserver d'une émigration galopante ou s'assurer d'une émigration rentable, mettent un ticket d'entrée difficile à atteindre. Cette seconde chance que les pays occidentaux vantent n'est finalement qu'un miroir aux alouettes, inatteignable, atteignable pour le mari mais pas pour l'épouse, (et si atteignable pour le mari et l'épouse, pas pour l'enfant), etc etc. Et ces pays occidentaux sont frappés d'une même logique déshumanisée. En effet, celui qui a eu la chance de pouvoir émigrer dans un pays libre et démocratique se voit refuser l'argument du "mal du pays" au motif qu'on ne peut pas quitter un paradis démocratique pour retourner dans un enfer communiste sauf à être fou (induisant un retour à la case prison).
Il n'y a en définitive aucune issue. Le roman de Gheorghiu donne le tournis car les héros ne cessent de se heurter à des portes closes ou, si elles sont ouvertes, à des impasses. Certains finissent par mourir en pleine absurdie comme cet homme qui a, quand même, contribué à éliminer 8OOOOO juifs en Roumanie pendant l'ère fasciste pour être bien vu des nazis, qui est emprisonné par les communistes puis libéré puis réemprisonné, réhabilité par les américains car victime des communistes, devenu une personnalité internationale de premier plan, etc. Soudain, il lui prend de revoir la mère patrie à l'occasion d'une mission mais meurt, bêtement abattu par un garde roumain à la frontière. Voilà-t-il pas qu'on lui reconnait (je ne me souviens plus des détails, maintenant) une ascendance juive et qu'il est enterré en grande pompe par la population juive comme héros de la guerre …
Honnêtement pour moi, c'est trop, too much, prea (en roumain selon Reverso)… Ce livre de plus de 500 pages finit par donner le tournis au lecteur. Parfois, fort de la logique des exemples déjà donnés, des aventures kafkaïennes sans solution, on finit par deviner ce qui va arriver à un héros. Je ne dis pas, bien sûr, que chacun des évènements relatés n'a pas pu se produire mais une telle concentration d'évènements frise le risque d'indigestion ou l'occlusion intestinale. Le problème, de mon point de vue, c'est que la crédibilité du roman en prend un sérieux coup.
Gheorghiu se veut visionnaire d'une société devenue complètement folle. Mais, force est de constater que la chute du Mur (pour rester dans l'exemple des pays de l'Est) me semble avoir permis quelques ouvertures contredisant l'auteur. On ne peut quand même pas généraliser ce qui peut arriver à une infime minorité.
Le roman parle de héros très sympathiques comme de héros très abjects sur une même tonalité, sur un même plan d'égalité, avec une même logique froide. Gheorghiu ne donne de préférence à personne. Le pessimisme à ce niveau, c'est quand même un peu "ad nauseam"