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"Ceci n'est pas un roman historique."

Immense provocation.

Il ne manque pas un bouton d'uniforme ni une plume sur un shako. Nous sommes en 1815, Napoléon Bonaparte entame son vol de clocher en clocher de Golfe-Juan à Paris, pour cet épisode historique, les Cent-Jours, dont nous vivons ici le contrecoup du côté du roi Louis XVIII, revenu dans les fourgons de l'étranger en 1814, et qui prend ici la fuite, de façon plutôt pathétique, face au retour de l'Empereur déchu.

Au lendemain du dimanche des Rameaux, nous vivons cet épisode — le convoi du roi podagre, Louis XVIII, passe par Vis-à-Marle, à deux pas de chez mes parents, dans le Pas-de-Calais — en compagnie d'un héros stendhalien, jeune héros forcément puisque stendhalien, Théodore Géricault, le célèbre peintre, mousquetaire de la Maison du Roi.

Chemin faisant nous en saurons davantage sur le pilotis, les deux modèles en fait du fameux Cuirassier blessé.

 Ce soir où l’on dépend, au Salon qui ferme, L’Officier de chasseurs qui a le corps d’un grenadier du Roi, et la gueule d’un républicain.

Aragon nous livrera surtout, chemin faisant une leçon de marxisme appliqué en démontrant que les forces en action ne sont pas tant les Géricault, MacDonald, Berthier, Augustin Thierry, Alfred de Vigny... et tous ces figurants illustres ou inconnus que le romancier éploie ici par pleines brassées, mais l'histoire elle-même en ce qu'elle procède, de manière hégélienne, d'une idée en acte, la nation.

Je ne résiste pas à l'envie de livrer cette petite suite chronologique :


Au mois de mars 1815, le Moniteur Universel donnait successivement les nouvelles suivantes sur le retour de Napoléon en France, après son exil forcé sur l'île d'Elbe:"— L'anthropophage est sorti de son repaire. — L'ogre de Corse vient de débarquer à Golfe-Juan. — Le tigre est arrivé à Gap. — Le monstre a couché à Grenoble. — Le tyran a traversé Lyon. — L'usurpateur a été vu à soixante lieues de la capitale.— Bonaparte s'avance à grands pas, mais il n'entrera jamais dans Paris. — Napoléon sera demain sous nos remparts. — L'Empereur est arrivé à Fontainebleau. — Sa Majesté Impériale et Royale a fait, hier au soir, son entrée dans son château des Tuileries, au milieu de ses fidèles sujets."

Aragon a expliqué à qui a bien voulu l'entendre que dans ce vaste tableau de la France des Cent-Jours, il avait en tête de livrer un autre récit de cette campagne de France du printemps 1940 dont Les Communistes proposaient une peinture poignante, digne de Tolstoï.

La question du sentiment national est au cœur de ce grand carnaval d'un siècle parti dans les décors. Où est la France, entre ce triste défilé de ci-devant et les fougueuses aigles napoléoniennes ? Qui est dépositaire du sentiment national dans ce tohu-bohu, cette valse des allégeances ?

Le mousquetaire gris, dans un mouvement d'humeur, se retourna vers Alfred, son interlocuteur. Un jeune gendarme du Roi venu s'asseoir sur le bord du lit, où lui était étendu, tout habillé, ou presque, botté, son dolman rouge dégrafé, n'ayant ôté que la soubreveste bleu roi, marquée de la grande croix blanche à fleurs de lys, et sa cuirasse dont plastron et dos se voyaient à terre dans la ruelle, appuyés l'un à l'autre comme deux mains jointes. Pour quelle prière ? [...] Ah, il fallait se lever ! [...] Il traînait sur les polochons des rêves attardés.

La Semaine sainte n'est pas un roman historique, mais l'histoire se faisant est son personnage principal : si elle est un roman historique, c'est au sens de Walter Benjamin, "qui voit dans le passé une configuration capable de mettre le présent sous tension", pour citer une source plus savante que moi. Loin d'être un plat récit événementiel, une stéréoscopie "qui procède de la figure benjaminienne du kaléidoscope et que sert la gamme étendue des techniques narratives lesquelles, entre analepses, prolepses et tentation simultanéiste, s’emploient à défaire la linéarité du récit."

La linéarité, déjouée à l'instar du faux-semblant des allégeances.

Trahir ? Quand avait-il trahi, Ney, hier ou l’an dernier ? Il y avait une telle confusion en toute chose : tel qui était un héros la veille, le lendemain on le tenait pour un traître. Et ceux qui changeaient de camp étaient-ils vraiment des traîtres ? [...] Tant de traîtres, ce n’est pas possible.

À tous, comme un fléau, s'impose la question de l'appartenance, singulièrement dans cet épisode de la Nuit des arbrisseaux, où des Républicains envisagent un avenir de liberté. Aragon, narrateur extradiégétique devient ici un des acteurs de son propre récit, par le biais d'un flash-back sur l'après Première Guerre mondiale, lorsqu'il faisait partie de la troupe française occupant la Ruhr, à Voelkligen, en 1919 :

j’étais d’un côté, pas de l’autre. Pas le choix. C’est alors que je sentis en moi, comme une panique, ce sentiment qui dut envahir, derrière le cimetière de Poix, dans le bois des Arbrisseaux, le mousquetaire Théodore Géricault, c’est alors que je sentis en moi brusquement que ces inconnus menaçants, ces Boches, c’étaient eux ce soir-là qui avaient raison, dont la résistance exprimait tout ce qu’il y a de grand et de noble dans l’homme… Et alors, nous ? Nous !
À Voelklingen, ce que je redoutais, moi, c’était qu’on les tuât, les autres, devant moi, en mon nom, sans que j’aie pu leur dire ce que je ne m’étais pas même dit à moi-même…

Aragon, communiste éprouvé par les crimes staliniens et les épreuves de 1956, ne tient pas à ses camarades de discours lénifiants :

on ne les persuadera de rien, il faudra un siècle pour les persuader de quelque chose, et trois révolutions.

Roman d'une tentative de sortie de l'histoire de l'individu vers une histoire commune, patrie, Parti...

Ce mot pays, comme le mot nous, le prenait à la gorge.

Et c'est nous qui sommes saisis.


Mathieu-Erre
10
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Créée

le 18 sept. 2023

Critique lue 40 fois

Mathieu Erre

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