Todd Phillips aux manettes, Joaquin Phoenix en haut de l'affiche : d'une façon ou d'une autre, la formule gagnante de 2019 a été de nouveau réunie pour donner une suite, de préférence à succès, au Joker si malaisant et si marquant, premier du nom.
(À ce stade, nombre de critiques concluent : "eh bien c'est raté". Pour ma part le film m'a plu, pas ce qu'il "aurait dû" être, mais ce qu'il est, comme il est. Je précise que je m'attendais, au contraire, à être déçu, au son des critiques entendues.)
À cette formule Phillips/ Phoenix s'ajoute l'ingrédient Lady Gaga, dont je ne savais strictement rien avant le film, au-delà de la raison de son pseudonyme (Queen, pour qui me suit).
Le duo Phoenix-Gaga vanté dans la campagne de com du film convoque instantanément la dimension comédie musicale, et c'est vrai, comme la pomme dans la gnôle des Tontons flingueurs, "y en a".
Est-ce pour cela que le film vaut le déplacement ? De mon point de vue, pas particulièrement.
Et d'abord parce que je pense qu'un spectateur autre qu'américain doit louper quelque chose, du style "d'où sort ce titre ?", "pourquoi celui-là et pas un autre ?", etc.
Il faut l'admettre, les intermèdes musicaux sont bien menés, ne vampirisent pas l'action, et sont même, parfois, assez émouvants ; reste qu'ils ne sont qu'un moyen, a means to an end comme dit lucidement la langue anglaise : le fameux moyen qui justifie les fins.
Quelles fins ? j'y viens. La question fondamentale de ce film de procès (tout se passe dans un prétoire et en prison), qui revisite l'action du premier film, puisqu'il s'agit de juger les crimes qui s'y sont commis, la question de fond tient dans cette alternative :
- Arthur Fleck est-il fou, auquel cas l'altération de sa personnalité pourrait l'innocenter des crimes commis ?
- Ou a-t-il délibérément inventé ce rôle de Joker, pour pouvoir donner libre cours à ses instincts meurtriers ?
On dirait que Phillips veut lever les ambiguïtés du premier opus. La geste de Joker a inspiré un tas de partisans, qui s'habillent comme lui, font la nique à la police ; elle a, surtout, attiré une jeune fille, Lady Gaga aka Lee Quinzel (la Harley Quinn des comics).
Qui est-elle ? une fan qui veut séduire son idole, est prête à quelques arrangements avec la vérité pour y parvenir (en même temps, vu le côté puceau du personnage, pour qui il doit assez inespéré de voir débarquer la belle, ça ne met pas longtemps à fonctionner).
En réalité, nous dit-on incidemment, elle est une psychiatre qui s'est fait interner à Arkham pour pouvoir approcher son objet.
Car ici Arthur Fleck est l'homme-objet de son amour, au sens où Lee est amoureuse du Joker, de ce qu'elle projette sur lui, et non de qui il est réellement. Homme-objet d'étude (psychiatrique), elle est amoureuse de la folie qu'il incarne, qui permet cette "folie à deux" du titre.
Il n'est que de voir [ET À PARTIR D'ICI JE SPOILE] le moment où, à la fin de son procès, Fleck déclare avoir créé le Joker — qui n'existe donc que pour qui a cru à son spectacle : à ce moment, instantanément, elle tourne les talons et le quitte.
L'alias meurt, le personnage qui l'incarne ne tarde pas à subir le même sort.
(À MOINS QUE tout ce qui nous a été raconté l'ait été au prisme de la folie du Joker : qu'y a-t-il de vrai dans ce récit ? Lee a disparu, a-t-elle jamais été là dans la réalité ? Cette folie à deux était-elle, une fois encore, comme dans le premier film, l'odyssée d'un solitaire ?)
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On a donc un diptyque, il ne saurait y avoir de suite, qui conduit à s'interroger sur le geste créatif de Phillips : qu'a-t-il cherché à faire en revisitant ce personnage classique ?
Nous pousser à nous interroger sur notre propre ambiguïté de spectateur face à la folie du Joker, clown psychopathe, malade qui souffre — ou les deux ?
Si c'est le cas, le film ne fait que prolonger et reboucler les interrogations suscitées par le premier volet : il n'apporte rien. Sauf le plaisir d'un spectacle prolongé de deux heures, avec un acteur extraordinaire dans le rôle titre, une comparse remarquable, et le tout en musique ?
Ce n'est déjà pas si mal.
Mais c'est aussi bien peu, et je comprends les déceptions.
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Un mot pour finir sur une critique lue dans Le Monde, critique que je tiens pour une véritable saloperie parce que l'auteur s'est cru autorisé — du haut de sa totale ignorance — à qualifier Arthur Fleck de "bipolaire". À vrai dire, l'eût-il qualifié de schizophrène qu'on serait dans le même abus : la psychophobie. Dans aucune de ces deux maladies un meurtrier ne sommeille chez le patient, qui est avant tout une victime de son affection.
Et qu'au bout de deux films, ce type-là n'ait rien compris au sujet des maladies mentales, c'est à se tirer une balle.
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Je disais "pour finir". Deux détails encore.
Remarquez dans le film le nom du personnage, au procès, qui lit des extraits du journal du Joker : Kane.
Hommage transparent au créateur du prince du crime, et de Batman bien sûr, Bob Kane.
Notez, après l'explosion du tribunal, l'état du visage du district attorney Harvey Dent : on dirait — déjà — "Two-Face", double face en français.
Kane en tenait pour les personnages doubles, ou plutôt, clivés : Batman, Joker, Two-Face.
Allô, Dr Freud ?