Suisse, fin XIXe : Gertrude, jeune orpheline aveugle et analphabète, est recueillie par un pasteur-marié-cinq-enfants. L’épouse de l’ecclésiastique, peu enthousiaste, se résigne à accepter cette huitième bouche à nourrir. Lui se donne corps et âme à l’éducation civique et religieuse de l’enfant.
Gide pose ainsi vivement le cadre de son histoire, sans circonvolution ni emphase : ce sera le théâtre tragique d’un pasteur étreint par le doute amoureux et qui en décrira les circonstances dans deux cahiers.
Dans ses Mémoires intérieurs, Mauriac dépeint un Gide qui aura « vécu dans un remous de grâces acceptées ou repoussées », pariant sans cesse contre le christianisme, en dépit de nombreux repentirs et retours, pris dans un triple orage protestantisme, catholicisme, rejet des deux, et modulant tour-à-tour ses gammes d’exaltation religieuse et de conversion-renoncement-reconversion (au catholicisme).
Le pasteur note dans son deuxième cahier : « il m’apparaît de plus en plus que nombre des notions dont se compose notre foi chrétienne relèvent non des paroles du Christ mais des commentaires de saint Paul ».
Jacques, un des fils du pasteur, converti au catholicisme, prétend à la main de l’orpheline. Le père s’y oppose, d’abord parce qu’il en est lui-même tombé amoureux. Les sentiments du pasteur n’échappent à personne, ni à sa femme, ni à son fils qui condamnent, naturellement ai-je envie de dire, cette attitude qui relève de la trahison familiale.
Le pasteur cherche en vain dans l’Évangile des commandements et des menaces pouvant l’empêcher d’aimer cette trop jeune fille, lui, le pasteur marié et père de famille nombreuse : il ne les trouve pas dans les paroles du Christ, il ne les trouve que chez Paul.
Le fils (Jacques) : Mais, mon père, moi aussi je souhaite le bonheur des âmes. / Le pasteur : Non, mon ami ; tu souhaites leur soumission. / Le fils : C’est dans la soumission qu’est le bonheur.
La soumission aux menaces de saint Paul. Aussi le pasteur se refuse-t-il à donner à Gertrude les épîtres de Paul, même s’il en admire la dialectique.
Proust remarquait que les choses sont moins belles que le rêve que nous avons d’elles : Gertrude expérimentera l’aphorisme. Opérée, elle retrouvera la vue, s’effraiera du monde tel qu’il lui apparaît, se refusera tant au fils qu’au père. On comprend qu’elle regrette son état d’aveuglement passé, ses illusions perdues et jadis écloses dans les tableaux que le pasteur lui faisait du monde, selon le triptyque a-paulinien amour-joie-beauté.
Alors, à l’instar de Jacques, Gertrude révoquera son Édit de Nantes. Pour le pasteur, c’est une Saint-Barthélemy, il perd pied : Gide en fait un martyr de la cause christique. L’amour ne suffit pas pour vivre. Faut-il encore qu’il soit soumis.
Logique avec lui-même, Gide se révolte contre les lois de la chrétienté qui font peser les interdits, où l’assouvissement des passions est identifié au mal. Mais cette citadelle du bien, c’est aussi la citadelle de Gide – celle du pasteur - car comment désavouer le désarroi de l’épouse et du fils confrontés aux passions du père ? On se demande.
A propos du pasteur, et pour terminer cette bafouille, j’avais remarqué lors d’une récente relecture des carnets du sous-sol de Dosto cette petite sentence qui lui sied bien : l’amour ne peut rien être d’autre qu’un droit volontairement donné à l’objet que l’on aime de nous tyranniser.
Un bon petit roman que cette symphonie.