À la fin des années 1890, dans le Jura suisse, le narrateur, un pasteur mal-marié aux aspirations libérales, va recueillir dans son foyer Gertrude, une jeune aveugle mutique dont il va s'occuper et qu'il va éduquer aux mystères de la foi ; mais ce lien ne sera pas sans créer cette fameuse division entre l'homme et son fils, entre l'homme et sa femme, évoquée dans Matthieu 10, pour mener ce court roman à la première personne vers son issue cruelle.
La Symphonie pastorale est un roman qui brille excellemment par son efficacité et son économie, parvenant en deux cahiers totalisant peut-être une grosse centaine de pages seulement à deux à brasser des thèmes très variés, le long d'une composition soignée et violente qui nous fait glisser de l’Éden au désert avec une certaine dureté pour le lecteur.
L'histoire de la Symphonie est, fondamentalement, celle d'un homme qui pense qu'une approche naturaliste de la vertu, nourrie d'une vision assez bucolique de la prédication dans les Évangiles, lui permettra d'arriver à ce qui constituerait une sorte d'hédonisme chrétien, pacifique et tendre, fondé sur l'amour et la sincérité. Mais tout le propos correcteur et critique de l'écrivain – derrière le masque d'un narrateur qui se ment – est précisément de montrer comment, par petites touches additionnées, cette perspective du pasteur qui se veut autant théologique que philosophique et sentimentale, cache en réalité une faiblesse de foi, une faiblesse dogmatique, une faiblesse généralisée face à la domestication de son désir.
Le roman nous fait pleinement embrasser empathiquement cette chute, de l'intérieur, en plaçant le pasteur dans une suite d'échange « de couples », souvent assez typés d'un point de vue littéraire, qui permettent de l'observer par contraste en train de se perdre alors que le roman nous fait faire volte-face peu à peu autour de la valeur à donner aux oppositions.
- Amélie, la femme du pasteur, apparaît d'emblée comme une femme revêche, à la foi pharisienne et ordonnée, manichéenne et dépassionnée. Comme le pasteur on souhaite blâmer le caractère sec de cette femme sans fantaisie, apparemment distante de toute préoccupation d'amour dans son rapport au divin, qui ne se révélera que peu à peu résiliente, bien que fataliste, et clairvoyante quant aux mouvements du cœur de son mari.
- Jacques, le fils, est une sorte de prototype de héros ambigu qui aurait été abandonné par la mauvaise foi du pasteur comme narrateur et donc metteur en scène trompeur de l'histoire qui se joue. Tour à tour rival amoureux refoulé du père puis inquisiteur inquiétant, et enfin indirect objet de la mort tragique, Jacques incarne surtout au fil du roman le danger d'une exégèse impressionniste et maladroite des Ecrits qui sert en premier lieu à servir ses propres fétiches. On veut le voir comme son père comme un monstre vengeur, mais est-ce la vérité ?
- Gertrude, finalement, forme avec le pasteur une très ambiguë et très problématique relation adamique, édenique d'avant et de durant la punition de Genèse 3. C'est avec ce personnage que Gide noue une très cruelle parodie de roman d'amour, plein de topoï qu'il gère stylistiquement à merveille (la déclaration d'amour dans la vallée, isolée, est une pure beauté romantique premier degré), pour rendre plus agressif encore le désespoir qui naîtra de la fin de l'idylle.
Un paradoxe intéressant demeure lorsque l'on tente de recontextualiser cette intrigue avec le propre cheminement spirituel de Gide qui a lui-même abjuré, au fil de sa vie, de son éducation protestante pour préférer assumer pleinement ses désirs terrestres et en premier lieu sa pédérastie : l'abjuration du pasteur est violente et désespérée, et n'est pas émancipatrice pour un sou. Si Gide aura volontiers parlé pour les livres conçus à ce moment de simple dette de jeunesse pour des projets littéraires dont il avait déjà conçu la trame mais retardé l'exécution, on est en droit de se questionner sur la valeur à accorder à cette chute aride vers la désolation.
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Je suis assez profondément touché, presque un peu meurtri par le destin du pasteur qui s'écrit dans la Symphonie, sans doute parce que je pense en tant que croyant partager assez largement son ambition de base. Arrivé au christianisme peu à peu par le truchement à l'origine de philosophies hédonistes (l'épicurisme traditionnel en premier lieu), j'ai toujours aimé voir dans les Écrits une possible et périlleuse réconciliation entre la sévérité zélée requise par l'envie morale et la possibilité de croquer le fruit du monde avec harmonie.
Le rêve du pasteur qui le condamne, c'est finalement le rêve de la jouissance vertueuse ; et malheur à ceux qui tendront dans sa direction, car la chute du pasteur sera leur chute quand la discordance poindra dans la symphonie.
Comment être heureux dans le trait d'union qui s'avère un pont incendié, je ne sais pas trop, je ne sais plus bien.