Le Minitel est-il une madeleine de Proust ? Le kit de connection Internet sur CD est-il le lancement marketing de la singularité technologique ? Les combats d'affiches "FN" Vs "3615 NIBS" marquent-ils une période architecturale importante du périphérique parisien ?


La théorie de l’information est un roman moderne qui propose plusieurs portes d’entrée : Biographie romancée de Xavier Niel, portrait encyclopédique de l’histoire technologique française des années 70 à 2011, ou encore vulgarisation des premiers principes de la thermodynamique puis de la fameuse théorie éponyme de Shannon par la narration…


Nous suivons donc Pascal Ertanger entrepreneur français issu de la génération télématique. Son parcours commence avec une crise d’asthme, passe par sa conquête du Minitel rose, et finira par l’annonciation de la posthumanité.
Ertanger fait le pari de lancer des investissements sur l’accès à l’information et à la manipulation de celle-ci (Fournisseur d’Accès Internet ; services d’annuaires et/ou de plateformes participatives) alors que les grands industriels du moment (France Télécom ou Vivendi) vont investir dans le contenu informationnel et les tuyaux qui le transportent.
Le tout part plutôt bien avec l’enfance du héros et l’apparition de l’informatique démocratisée, nous aurons même droit à des pointes d’ironie assez amusantes et quelques sommets poétiques. A ce titre, les passages se déroulant dans le peep-show sont particulièrement réussis avec l’érotisation de la machinerie : mécanique concrète du rideau de fer et dispositif de communication semi-asymétrique provoquant une bouleversante empathie chez le lecteur. Ici le roman réussi à atteindre une authentique émotion et une cohérence indiscutable.
Il s’agit là du nœud le plus puissant du roman et il compense largement quelques choix plus discutables par la suite (le soulignement au stabylo de symboliques implicite, l’eau et la mystique de J2M par exemple).
Le récit ne surprendra jamais vraiment, le but étant plutôt d’agréger des données pertinentes et d’y insuffler, par un travail de style, le suspens romanesque.
Toute la partie success story est menée intelligemment, les aspects stratégiques et les apparitions de Thierry Breton ou Jean-Marie Messier se révèlent tout à fait crédibles. On prend beaucoup de plaisir à suivre les petits détournements et libertés prises par Ertanger pour récupérer de la donnée et l’exploiter (piratage de l’annuaire de France Telecom, piratage de FB...).
Il y a dans toute la première moitié du livre une vraie jouisssance à retrouver l'histoire du Minitel, du capitalisme détat, des réminiscences issues d'expériences très éphémères (Hugo Délire, La Planète Magique). Ces centaines de pages se lisent avec plaisir et laissent entrevoir le roman technologique d'un gamin apeuré, incapable du paternalisme des hauts fonctionnaires, ni du matérialisme des grands industriels.
La composante scientifique, pour sa part, est un peu plus inégale. L’auteur réussi dans la majeure partie du livre développer une vulgarisation solide et à faire de la démonstration logique un suspens en soi. Sur la fin cela devient parfois un peu pompeux, limite confus et d’un mysticisme pas toujours du meilleur goût.
La tentation Houellebecquienne de terminer le roman en récit d’anticipation n’a malheureusement pas la grâce des « Particules élémentaires » ni l’ampleur de « La possibilité d’une île » et finit un peu platement.
« La théorie de l’information » ne contient quasiment aucun dialogue, on peut difficilement dire qu’il s’agit d’un roman de personnage(s) puisque Ertanger est passionnant pendant la première moitié du livre mais s’efface progressivement, comme si son devenir prophète effaçait son humanité pour ne laisser que la trace de ses décisions.
On peut aussi y voir la mutation d’un enfant curieux vers l’adolescent timide et autiste (les passages dans les catacombes ou sur les jeux de rôles sont très bien vus) pour finir sur un homme-machine désenchanté. Les nouveaux puissants sont des anciens rôlistes, jouant les entrepreneurs menant une quête vers la posthumanité. Le jeu s’essouffle.
Il a été reproché à Aurélien Bellanger d’avoir écrit un roman trop long et ennuyeux ; ce style littéraire se bornant très souvent à décrire de manière technique et objective des objets et phénomènes concrets.
Rappelons tout de même que non seulement la lecture d’articles encyclopédiques et la navigation entre les pages de Wikipedia sont des expériences qui peuvent se révéler très agréables et beaucoup moins rébarbatives que le parcours de beaucoup de polars mal écrits ; et d’autre part, faire de la description d’objets un projet littéraire s’est déjà révélé payant, avec Francis Ponge pour ne citer que le meilleur ou Jules Verne du côté du style journalistique.

Difficile ensuite de faire un roman à péripéties (au sens 19èmiste) lorsque le propos même de l'ouvrage est d'affirmer que tout contenu est pré-existant, que le Monde n'est qu'information incarnée ou non, et que le travail de l'auteur consiste à traiter l'existant par le style pour révéler du sens. Dans le livre c'est le passage du rapport analogique au Monde que peut avoir le père Ertanger avec la photographie, au passage du numérique. Du continu au discret.


Ainsi le style littéraire ici adopté, s’il peut ne pas plaire, est cohérent et maîtrisé. Il s’agit d’organiser de manière rationnelle et pertinente une quantité d’information soigneusement sélectionnée permettant de définir la réalité (SPOIL = et donc, in fine, de l’incarner / Fin du Spoil). Véritable parti pris des choses donc...
La théorie de Shannon ici décrite est plutôt simple : en règle générale, un système donné est stable mais génère de l’entropie au cours de son évolution. Si un système a le moyen de connaître l’état de tous les éléments le composant, s’il peut mesurer l’entropie générée et comuniquer l'information (le feedback), alors il peut se maintenir et tendre vers l’équilibre.
En quoi la recherche scientifique développant la théorie de Shannon dans les champs de la thermodynamique et de l’informatique pourra permettre le prochain saut évolutionniste de l’humanité ?
L’ambition de ce roman contemporain consiste non plus à créer un récit à partir d’une base documentaire mais carrément à considérer la base documentaire comme l’information à synthétiser et à pérenniser. L’idée étant qu’une réalité donnée n’est pas différente de sa mise en équation / en code.
Pour faire simple : le roman et la narration sont l’expression humaine d’une synthèse de la réalité, la poésie en étant l’exercice ultime : l’ambition de retranscrire un maximum sur de petites portions codantes, en faire l’ADN littéraire de l’humain.
En cela, le roman de Bellanger est à la hauteur de ses hautes ambitions : le moteur du récit est constitué par les liens logiques des informations entre elles. Le lecteur a l’impression de passer d’un article Wikipedia à l’autre par le biais de liens hypertextes ; parfois le sujet est approfondi comme par la lecture parallèle des sources.
Le travail de l'auteur est de construire le cheminement le plus logique au milieu de la masse informationnelle qu’il existe sur la France technique et industrielle (sociale, dans une moindre mesure) et d’écarter les informations redondantes ou inutiles (le bruit noyant l’information). Aurélien Bellanger fait du traitement du signal : son livre lui-même est une expérience sur la communication.
Il le fait très bien.
Le bouquin, s’il peut sembler Houellebecquien ou Balzacien au premier regard, tient finalement beaucoup plus du « Villa Vortex » de Dantec ; ou, dans une moindre mesure, d’une littérature SF à la Gibson. L’ombre de Ponge et de Leibniz plane vaguement sur le projet. Au final donc un objet très intéressant mais qui malheureusement foire un peu lorsque tout devait exploser dans ses dernières pages.
Flaubert était Madame Bovary. Le style d’Aurélien Bellanger, c’est sa FreeBox.
Dlra_Haou
8
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le 18 oct. 2012

Critique lue 846 fois

6 j'aime

Martin ROMERIO

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