Le monde est straight, ma chérie, autant que tu t’y fasses, ou plutôt non, ne t’y fais pas et entre en dissidence, comme ton père.
Quatre ans après Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam nous convie à nouveau dans une ses utopies illuminées : la Treizième heure, secte millénariste aux contours dogmatiques légèrement flous, dont les textes saints sont ceux des grands poètes français à commencer par Nerval, dont le poème Artémis donne son nom à l’Eglise, et dont la fonction première est de servir de refuge à une cohorte d’adeptes plus ou moins inadaptés à la violence de la société extérieure. Parmi ceux-ci, Lenny, le fondateur doux et rêveur, et sa fille Farah, née intersexuée et symboliquement destinataire de tout un héritage familial queer qu’elle va devoir décrypter en retrouvant sa mère Hind pour tenter de construire sa propre identité.
Les points de convergence avec Arcadie sont particulièrement nombreux - de l’idée générale de la secte libertaire au prénom de cette héroïne intersexe en plein coming-of-age -, mais La Treizième heure renouvelle une fois encore les thématiques qui traversent l’œuvre d’Emmanuelle Bayamack-Tam depuis bientôt vingt-cinq ans : la liberté des corps, des genres et des désirs et la nécessité de construire des espaces queer qui sont à la fois des refuges et des brasiers qui pourront mettre le feu à ce monde straight face auquel Farah, Lenny et Hind sont résolument en dissidence. La Treizième heure, nouvel avatar de ces Abbayes de Thélème inclusives qui, en plus du « Fais ce que voudras de Rabelais » ajoutent à leur devise « Sois qui tu voudras », est sans doute à ce jour la création la plus séduisante et la plus accueillante de Bayamack-Tam : aussi faillible, imparfaite, voire parfois grotesque que ses membres, elle leur offre pourtant grâce à l’appui de la poésie ce droit absolu à être des chimères, des êtres de mots autant que de chair, et à exprimer leur fluidité sous tous ses aspects, à commencer par celui du genre.
Bayamack-Tam y affine toujours plus son écriture, semée de citations poétiques où se mêlent sans distinction ni hiérarchie, dans une esthétique somme toute là aussi très queer, Aragon, Michaux, Gilbert-Lecomte, Amel Bent et Serge Lama, et construit un roman à la douceur étonnante, qui contraste fortement avec ses deux derniers romans parus sous l’alias Rebecca Lighieri. Cette douceur doit pourtant être interprétée comme celle de Lenny qui, bien qu’il affiche constamment une parfaite bienveillance envers ses ouailles le jour, est tenu éveillé la nuit par une colère rouge. La Treizième heure est à son image : la douceur et la colère, qui ne point que par touches très discrètes sauf dans la très belle dernière page aux allures de manifeste, sont deux faces d’une même pièce et naissent toutes deux de la nécessité de la dissidence face au monde extérieur qui détruit, humilie et diminue toujours plus celles et ceux qui ne peuvent pas se plier à ses règles.