Ah, le charmant ouvrage que voici. On y sent à chaque page je ne sais quelle vivacité qui enlève l'âme. Les aventures de Marianne sont assurément attendrissantes et la moindre qualité de notre héroïne n'est point de tisser l'histoire de ses malheurs de réflexions et moralités dignes d'une âme bien née. Je dois avouer que je ne crois rien de l'invention de M. de Marivaux qui nous avertit avoir trouvé ce manuscrit et l'avoir transcrit du mieux qu'il a pu car derrière ces aventures transparaissent mille agencements où l'on reconnaît mieux que jamais l'auteur des heureuses méprises des Jeux de l'amour et du hasard.
Le talent de M.de Marivaux n'est point embarrassé de la forme du roman, je dirais même qu'il s'y trouve mieux à son aise. Ce sont mille drôleries, agencées toutefois avec mille réflexions de toute nature qui ne pourront faire dire que l'ouvrage pêche par légèreté. Représentez-vous le plus admirable style du monde tout en nuances et délicatesses distrayantes; l'attention la plus grande aux moindres mouvements de l'âme humaine ; d'enchanteresses drôleries qui font se pâmer de rire sa lectrice. Et vous aurez encore une idée bien faible des charmes que ce roman exerce sur mon esprit.
J'ai cru souvent retrouver les qualités de M. de La Bruyère dans la peinture des caractères. Quoique leurs manières ne s'accordent point, c'est la même clairvoyance dans le jugement et le même style incisif qui fait tous les mérites du moraliste. Mais M. de Marivaux joint aux finesses de la satire la sensibilité de notre siècle et une plus grande indulgence pour l'âme humaine. Les maximes habilement mêlées au romanesque se déparent par là-même de cet aspect aride qui peut déplaire à certains. Nous aimons Marianne et pardonnons tout à cette belle âme.
M. Voltaire fut bien dans le vrai quand il dit de l'auteur qu'il pesait des oeufs de mouche dans des toiles d'araignée. L'analyse du cœur ne souffre d'aucune concession et Marianne ne craint point de se décrire dans les moindres revers et égoïsmes qui composent même ses élans les plus désintéressés. C'est un enchantement que de la voir s'abandonner à ces états : digne représentante des élans de notre sexe, elle puise dans la vanité les consolations de sa vertu.
J'ai parfois été confuse du grand rôle laissé au peuple, car nous croisons assurément des individus fort peu recommandables que je ne suis point accoutumée de rencontrer dans un roman sensible. Mais à moins que d'en rester toujours à la Princesse de Clèves, la forme flexible du roman s'enrichissant inlassablement des choses du réel se doit de répandre de nouvelles modes et vivre tout comme nous de l'esprit de son temps.
Je ne sais jamais au juste comment M. de Marivaux considère son héroïne. Il la chérit dirait-on comme sa fille et en use avec elle comme d'un pendant féminin de son âme. L'ironie est partout mais nulle part à la fois. J'étais souvent bien en peine de dire si je devais rire ou m'abandonner aux transports de mon cœur face aux aventures de notre Marianne. Ce sont quiproquos, duos amoureux, déguisements, habiles stratagèmes, réconciliations familiales qui se mêlent de caractères admirablement dessinés et d'une entière maîtrise des codes romanesques. Il est assurément regrettable que l'ouvrage ne soit point achevé et que le lecteur soit contraint d'interrompre sa lecture en plein milieu d'un récit enchâssé, mais je suis loin d'en avoir du dépit. Marianne est abandonnée à son sort d'héroïne de roman et à ce rôle glorieux de personnage sans véritable chair.
Je tiens M. de Marivaux pour un des plus grands stylistes de notre temps, avec M. Rousseau. Si l'un emporte son lecteur par son talent pour les périodes oratoires, l'autre nous ravit par l'animation de son expression, par cette vivacité qui se joue des paradoxes et atteint jusqu'aux tréfonds de l'âme humaine. J'ai senti à plusieurs reprises mon cœur bondir de joie face à cette peinture sans fard des jeux que l'esprit même le moins averti se plait toujours à entretenir avec l'amour : y a-t-il sur terre de plus admirables leçons ?