Jaromil sera poète, car sa mère se faisait (mal) baiser en regardant une statue d’Apollon, dieu des Muses. Son mari prosaïque et qui ne voulait pas d’enfant, recouvrait le dieu grec d’une chaussette. Par vengeance et idéalisme le fils sera poète, la mère sera omniprésente. Le ton est donné par ce postulat narratif, et l’on pourrait suivre seulement cette piste : celle du poète ridiculement couvé et croyant à des « dons », puis les trahissant « à la Rimbaud » pour le soleil sans ombre du Réel, et, ici, le soleil de la Révolution communiste tchèque. C’est l’argument de base après tout.
Mais de lui-même le roman induit des failles dans ce récit : un double apparaît, le narrateur fait ses commentaires, glisse ses parenthèses, introduit du jeu, du recul critique et acerbe, se montre et montre de plus en plus la machinerie, s’amuse certes de la naïveté dudit « poète » mais laisse aussi des fenêtres ouvertes sur la poétique elle-même. Le miroir de la poésie n’est pas lisse et des ombres se glissent dans l’onde de mercure.
Kundera ne vise pas dans ce livre à une simple dénonciation d’un mauvais poète, du poète enfant gâté passé au « réalisme socialiste », mais de la poésie lyrique dans son ensemble. Enfin non. Pas de la poésie lyrique exactement, du lyrisme et de ses dangers. Du lyrisme des idées, des absolus, des abstractions.
La haine de la poésie a plusieurs visages. Celui de Don Quichotte contre les moulins, celui de Valéry, celui de Caillois et même celui de Bataille qui écrivit "La haine de la poésie" (qu'il renomma "L'impossible"). A chaque fois il ne s’agit peut-être pas tant une dénonciation et une condamnation du genre qu’une réflexion. Ici est questionné ce que Blanchot nomme la fascination de l’espace littéraire. L’espace littéraire est un piège, et le roman - comme la poésie - est un piège, une fascination trompeuse et le livre de Kundera ne cesse de le rappeler, directement à travers l’histoire de Jaromil s’aveuglant sur la poésie et la révolution, subtilement, en sapant les bases de son récit, en nous montrant peu à peu le piège narratif qui nous force à l’identification avec Jaromil alors même que celui-ci même se rêve d’autres vies, puisque « la vraie vie est ailleurs » comme disait Rimbaud. Bel enchâssement de fuites narratives.
Dans le réquisitoire de la poésie qui se lit dans « La vie est ailleurs », c’est l’opposition du réel et du rêve, de l’imagination et de l’action, qui ne tiennent pas. L’innocence du poète est un mythe, mais la poésie qui perd sa virginité sous la rudesse du réel lui-même fantasmé peut-être pire encore…
Ainsi le roman de Kundera semble dénoncer l’idéalisme propre au lyrisme, l’aspect fusionnel abandonnant l’esprit critique, d’ailleurs moins au niveau individuel (celui de Jaromil), que celui, collectif, que l’on fait jouer à Jaromil : exaltation de la « masse et de la puissance ». Cependant le pendant du rêve, de l’idéalisme et du lyrisme : l’action, dans laquelle se perd le héros est tout aussi frappée d’inanité, et se trouve même plus terriblement décevante. Là se révèle tout autant la ridicule vanité de Jaromil, son orgueil et la virilité toujours très mal placée qui culmine dans l’acte de dénonciation. Kundera ne nous libère pas de cette alternative condamnée à l'aporie. Il laisse ce dilemme non résolu, où les poètes, comme le disait Baudelaire, rêvent d’une époque où « l’action serait comme la sœur du rêve » mais que le réel (comme le roman, ici) invalide comme rêve impossible. Et cet impossible, c’est bien aussi la poésie, comme le notait Bataille. Car en creux, dans ce procès du poète, se lisent cependant tout un bel hommage à la poésie lyrique (les surréalistes, Rimbaud, Lermontov, Celan, et d’autres poètes tchèques), malgré ses écueils, ses aveuglements, ses beautés trompeuses. Même les bouts de poésie de Jaromil que l’on nous laisse à lire ont un charme certain.
Kundera joue avec son lecteur, et le pousse à revenir sur ses postulats romanesques et romantiques pour y laisser flotter l’ombre du soupçon qu’il confirme dans les derniers chapitres.