Pour faire de la science-fiction, il faut grossir les traits. Un ami me confiait récemment : « Ce livre est peut-être réussi, mais ces types sont dans la société idéale pour se révolter ». Sous-entendu, on ferait pareil. Il a certes raison. Et, bien sûr, la SF caricature. Mais elle caricature à raison. Cette société est utopiquement tyrannique pour un révolté, mais l’écrire a permis à Damasio d’évoquer avec des mots clairs, certaines causes de l’impalpable mal-être qui hante certaines âmes dans la société d’aujourd’hui.
Ce livre a un gros défaut : il est blanc ou noir. Satire bouffonne de nos sociétés de contrôle pour certains, d’autres y voient un texte éminemment puissant, puisant ses racines dans la philosophie pour éclairer nos consciences conformistes et formatées. Je suis de ceux-là. C’est là tout l’enjeu du livre, il fait le lecteur prendre parti et n’abandonne personne dans un ‘à peu près’.
Commençons par le bon. La Zone du Dehors est un livre qui ne s'essouffle jamais. On vit la Volte comme ceux qui la composent. Et l’ambiance créée par Damasio est si dense qu’on a vraiment l’impression d’être un cerclonien. Peut-être que cette forme d’aliénation contre laquelle se battent les voltés nous est familière, en fin de compte. Il n’y a rien à faire, le livre pose et soulève nombre de questions qui nous préoccupent dans notre société d’aujourd’hui sans pour autant entrer forcément dans les clichés. C’est, à mon sens, la force du bouquin que de placer dans un décor futuriste les tourments auxquels est confronté le citoyen moderne : liberté d’expression muselée, esprit critique du citoyen en déliquescence, consumérisme à outrance, attrait pour le ‘toujours-neuf’, hypocrisie politique, anesthésie générale de l’inconscient collectif ... Une série de débats sociétaux que l’on considère souvent à tord comme vains ou perdus d’avance. Comme une sorte de laboratoire expérimental, le génial du bouquin réside dans le fait d’avoir mi ces débats à l’épreuve des faits (fictifs, certes, mais faits quand même). Et au-delà des atours violemment (ré)volutionnaires du mouvement, Damasio nous pousse avant tout à oser le débat et, encore mieux, l’acte de se battre contre la cage de fer du consumérisme, que le combat soit idéologique ou pragmatique, Captpien ou Sliftien...
Captp, justement, personnage central du récit, est professeur de philosophie. Volté à ses heures, il n’a pour ainsi dire que très peu de défauts. Et même les traits ‘dérangeants’ de sa personnalité sont passé au crible de la séduction de Boule d’une façon on ne peut plus démagogique. Sous ses élans de violence, il apparaît parfois comme un dangereux révolutionnaire et la longueur de ses monologues philosophiques font parfois perdre un peu de sel à ses propos qui, d’emblée, captent inévitablement l’attention du lecteur. Ces pamphlets recèlent pourtant d’une foule d’idées suscitant de vifs débats conceptuels qui ne sont pas sans poser de sérieuses questions pratiques. Et si un jour ça arrivait ?
Les autres personnages du ‘Bosquet’ sont touchants, quoiqu’on se perde de temps à autre entre les personnalités de chacun, tellement les idées peuvent apparaître désordonnées. Cela rend toutefois les conversations plus réalistes (et moins linéaires) que celles des personnages de romans conventionnels. Est-ce volontaire de la part de l’auteur que de laisser un peu s’égarer le lecteur dans les palabres labyrinthiques de ces jeunes hommes et femmes en quête d’une plus grande liberté ? Peut-être...
Du point de vue du scénario, certaines failles doivent être soulignées. La fin est moins surprenante sur le fond que la forme. Quoiqu’elle reste savoureuse, elle se consomme beaucoup trop rapidement. L’auteur a peut-être désiré épargner au lecteur quelques 200 pages supplémentaires qui n’auraient pas été nécessaires. Mais un second volet n’aurait peut-être pas été inutile.
Par ailleurs, comme un internaute le disait récemment, 2084, c’est trop tôt. Bien trop tôt. Le clin d'œil à 1984 est clair. Mais les avancées technologiques de Cerclon et les événements ayant bouleversés la Terre sont trop importants que pour s’être réalisés en si peu de temps. Le fond du récit étant relativement bien construit, cette critique ne revêt toutefois qu’un intérêt limité.
Pour conclure, j'insisterai sur l’immense plaisir que j’ai eu en lisant ce livre. La Zone du Dehors est un récit qui comporte de grands défauts dont le plus grand est l’obligatoire prise de parti du lecteur qui soit se range aux côtés des idées de Damasio, soit rejette fermement ses préceptes. Dans le second cas, le bouquin en devient vite une ridicule satire de nos ‘démocraties’ modernes. Oserais-je dire que tel lecteur, qu’importent ses convictions, n’aurait rien compris ?