Pour être honnête, j’ai passé du temps à chercher le cœur de ce demi-échec, à tenter de mettre le doigt sur la raison pour laquelle la Zone du dehors reste un roman raté, au lieu du grand livre qu’il aurait pu être. Et finalement je ne crois pas qu’un tel principe unique existe : simplement, le premier roman d’Alain Damasio me semble accumuler les bémols, sans qu’il soit possible de trouver leur fil conducteur.


Le premier défaut, commun à pas mal de récits de science-fiction et d’anticipation, tient à l’ombre dont leur univers écrase leur intrigue. Autrement dit, si la société de 2084 que l’auteur imaginait en 1999 fait bien mieux que tenir la route, les aventures de ses personnages sont incroyablement faibles.
La colonie de Cerclon, modèle de soft power émollient et pernicieux, dans laquelle « il n’y plus de monopole réel du flicage » (p. 43 de l’édition « Folio SF ») constitue un remarquable arrière-plan. Ainsi encore le paradoxe selon lequel « Tacitement, un honnête Cerclonnien se devait […] de bouger, de passer sans cesse d’un lieu à un autre, d’être, bien qu’immobile dans son glisseur, en déplacement. Celui qui, à l’injonction “circulez !”, demeurait sur place, devenait de facto un vagabond » (p. 180) a-t-il quelque chose d’éclairant en 2020. Et rien ne m’y paraît plus réussi que le Clastre, classement bisannuel des citoyens par les citoyens, dont le très réel système de « crédit social » à l’essai en Chine est la dernière étape en date.
Mais rien de plus plat que cette intrigue politique, avec ce mouvement de la Volte, ses assemblées générales, ses dissensions, ses scissions, ses discours enflammés à la tribune, ses actions clandestines sources de dilemmes… Évidemment, dans la troupe, il y a l’intellectuel, le gros bras, l’artificier, le poète, le logisticien (1)… Évidemment encore, le personnage principal a droit à son morceau de bravoure, sa catabase dans « le Cube », son enlèvement, son entretien présidentiel en off
Une vague intrigue amoureuse, censée pimenter un peu tout cela, était restée en plan. S’il s’agissait de glisser une femme au milieu de ce mouvement de résistance très testostéroné, d’accord ; mais si le but était de faire de Boule de Chat un personnage, c’est raté. Toute cette partie sentimentale – dont à vrai dire je n’attendais pas grand-chose – disparaît à peu près comme le chien d’Arthur Gordon Pym disparaît du roman d’Edgar Poe, c’est-à-dire sans prévenir et sans que cela paraisse significatif.


Le deuxième gros défaut, c’est la lourdeur de ce roman à thèse.
Au Chapitre V (p. 98-99), on peut lire le contenu d’un panneau placé au bord d’un sentier de promenade : « Je souris à la vue du panneau qui indiquait : “Sentier pédestre de l’antirade • Déconseillé aux vélos dépourvus de système électronique de freinage et de recycleur de boue. Un déclassement forfaitaire pourra être appliqué… Le dénivelé jusqu’au sommet de la butte est de 92 mètres. Les personnes souffrant de difficultés pulmonaires ou cardiaques, insuffisamment ou peu entraînées, doivent entreprendre l’ascension avec la plus grande prudence et ne pas hésiter à faire de fréquentes haltes afin de ménager leur organisme Des sanitaires sont disposés à intervalles réguliers dans la pente pour assurer une hygiène optimale des promeneurs.” »
Jusque là, tout ne va pas trop mal : cette version futuriste des avertissements qu’on peut trouver à l’entrée des parcs de nos villes ou dans le métro est hyperbolique, et d’autant plus plausible. Le hic, c’est que le lecteur a droit au commentaire de ce panneau par le narrateur : « J’adorais ce panneau. Je finissais par le connaître par cœur. Il était tellement emblématique de notre société que j’en avais fait la base d’un de mes cours sur les suggestions de comportement. Tout y était : infantilisation des gens, conseils moraux, définitions de conformité et de non-conformité physique, normes implicites de civilité à respecter, gestion de la menace, prévention, hygiénisme… Un vrai programme de gouvernement… des âmes ».
Un peu plus, et on avait droit au commentaire du commentaire… Et là, je ne sais pas trop à quel besoin tout cela répond : expliciter encore et encore ce qu’un lecteur ordinaire est capable de conclure seul ? atteindre les six cent cinquante pages ? Le procédé est récurrent dans la Zone du dehors : insister ad nauseam sur un détail signifiant de la société de Cerclon.
Si encore il y avait véritablement plusieurs angles pour évoquer ces éléments… Mais non. Sur ce point, même la polyphonie narrative n’apporte rien. De la demi-douzaine de narrateurs, tous parlent quasiment de la même façon, et tous proposent la même analyse de Cerclon en 2084. Celui, placé un peu à part, qui intervient vers la moitié du récit, exerce le pouvoir, mais y porte le même regard que ceux qui le subissent et le contestent : « Les politiciens n’ont plus qu’un rôle véritablement sérieux à tenir aujourd’hui : masquer qu’ils sont inutiles, que la politique est morte parce qu’elle n’est plus le lieu du pouvoir » (p. 359). Il est plus cynique, voilà tout (2).


Quant au style, de façon encore plus marquée que dans la Horde du Contrevent, il me semble qu’il en dit moins sur la (prétendue ?) virtuosité d’Alain Damasio que sur la platitude de neuf romans de littérature de l’imaginaire sur dix (au doigt mouillé). De ce point de vue, les pages les plus intéressantes sont encore celles où Captp explore le cube, avec leurs expérimentations typographiques qui ont au moins le mérite de dérouter. Ailleurs, les scènes politiques, avec leur alternance entre discours de l’orateur à la tribune et réactions de l’auditoire, deviennent aussi plates qu’un compte rendu parlementaire. Les longs paragraphes d’introspection – sentimentale, morale ou idéologique – forment un genre de basse continue qui ronronne sans surprendre, et parfois sans éviter le ridicule (« nous filions simplement dans le courant du plaisir d’être ensemble et de saisir les poissons à même l’eau à pleine main », p. 460).
Quant à cette sorte de lyrisme (fût-il) politique, ce n’est pas le domaine dans lequel Alain Damasio me semble le plus à l’aise : « le Dehors, je ne viens pas le visiter comme un parc, pour y faire une balade ! Je viens le chercher en moi, ici, parce qu’il est d’abord en nous, avant d’être cette sauvagerie qui nous donne le goût d’être et de nous battre ! Le Dehors, c’est l’intime vent, court, vif, qui flue au fond de nos tripes » (p. 41). Je n’aurais pas relevé cette sorte de catéchisme pré-Nuit debout si je ne m’étais pas imaginé, grâce à la dernière phrase, le Dehors comme un gros pet !


D’ailleurs, celle-ci est peut-être la seule trace d’humour (certainement involontaire) dans la Zone du dehors : en plus d’être inutilement long (3), le roman est atrocement sérieux, comme la plupart des romans à thèse ; comme si l’auteur, de l’héritage nietzschéen dans lequel il entend puiser, n’avait pas retenu la dimension centrale du rire.
Il y a quelques semaines, j’ai assisté à un « concert » – on va dire ça comme ça – d’Alain Damasio et Yan Péchin. Je ne m’étendrai pas davantage sur le spectacle. Il prolongeait les Furtifs, mais – outre l’impression de me retrouver dans une salle des profs que seraient venus visiter tout ce que le département compte de bobos / cultureux / alters / tout ce qu’on voudra – j’y ai retrouvé pas mal de ces choses qui m’ont déplu dans la Zone du Dehors.


(1) On peut faire des parallèles avec la Horde du Contrevent, ou ce défaut est moins marqué : Slift préfigurerait Golgoth ou Erg, Sov réincarnerait Captp…
(2) On notera par ailleurs que l’analyse n’atteint pas des sommets de la pensée. Ce n’est certes la plus marquante du roman.
(3) On pourrait réduire la Zone du Dehors à un tiers de son volume sans y perdre grand-chose. Il y a dans le recueil Aucun souvenir assez solide des nouvelles assez similaires à ce roman, parfois plus riches, et qui n’en ont pas la lourdeur.

Alcofribas
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le 7 nov. 2020

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