Qui est le Banquier anarchiste ?
Cette oxymore intentionnellement provocatrice est un énième exemple des contradictions profondes de nos idées sociales et politiques. Beaucoup se disent anarchistes, révolutionnaires, réfractaires, anti-système, car ils utilisent des mêmes atermoiements verbaux que notre banquier.
Les arguments sont presque toujours plus vrais que les faits. Notre critère de la vérité est la logique, et c'est dans les arguments, non dans les faits, qu'il y a de la logique."
On déroule le discours de notre banquier, qui fait une critique acerbe du capitalisme (il est anarchiste) et une critique aussi véhémente de l'anarchisme, qui ne permet que de ne créer de nouvelles tyrannies. Il a une logique imparable, qu'il déroule de postulat en postulat, pour arriver à cette conclusion orwellienne: il n'y a pas plus anarchiste qu'un banquier anarchiste; en d'autres termes, il n'y a pas plus anti-système que le coeur du système.
Pessoa met en avant nos "fictions sociales" et pousse la logique jusqu'à l'extrême: l'Etat, les religions, les lois, et jusqu'à l'altruisme. A coup de sophismes, il sert sa propre cause, son désir le plus égoïste, car l'altruisme ne serait qu'une fiction sociale parmi d'autres. La boucle est bouclée: l'anarchisme est la forme la plus aboutie du narcissisme. On ne veut pas s'enrichir en dépit des autres, on veut "se libérer soi-même".
Il reconnaît abandonner la bataille collective, car elle crée de nouvelles tyrannies. Lui, en s'insérant dans la système, il a le mérite de se contenter des tyrannies pré-existantes. Il n'en crée pas de nouvelle. Eurêka.
Alors finalement, qui est le banquier anarchiste?
A travers la mauvaise foi de notre banquier, une esquisse de réponse: personne (pas le banquier lui-même), et en même temps tout le monde. C'est le propre de nos discours politiques; a fortiori le capitalisme forcené de la deuxième partie du 20e siècle: le discours politique le plus puissant est celui qui digère toute les critiques pour s'en servir.
Le dialogue de Pessoa est presque une alerte pour ce qui va advenir quelques décennies plus tard: le libéralisme que nous connaissons, un monstre surpuissant qui se nourrit de ses critiques pour s'agrandir. Voilà la porte ouverte à toutes les absurdités dans notre monde actuel, un monde où il n'y a pas plus féministe que Barbie et où les Jeux Olympiques de Paris 2024 sont sponsorisés par Coca-Cola...
Détrompons-nous, notre fonctionnement socio-économique n'est pas rempli de capitalistes à la recherche d'un gain narcissique et égoïste qui n'advient que par une tyrannie, un asservissement ou un pillage; il est plein de banquiers anarchistes.