Soudain, il m’arriva quelque chose d’étrange : tout d’abord, je cessai de voir ce qui m’entourait puis son visage disparut devant moi, seuls ses yeux brillaient et semblaient être tout près de moi ; ensuite, j’eus l’impression que ces yeux étaient en moi. Tout se troubla, je ne vis plus rien et je dus fermer les yeux pour m’arracher au sentiment de délice et d’effroi que produisait en moi ce regard.
Si je n'avais pas, un agréable jour d'été, flâné, à travers les allées d'un très vaste vide-grenier, dans la ville voisine de Dijon, Quetigny, et que je n'avais pas eu l'attention attirée par un beau vieux livre, avec inscrit sur la tranche, Les Cosaques et au-dessus Tolstoï, le tout pour la somme modique d'un euro, mon inculture m'aurait fait encore, à cette heure, ignorer l'existence de la nouvelle que je suis en train de critiquer. Oui, parce que, excellente surprise, l'objet en question ne contient pas seulement Les Cosaques (qui sera une de mes lectures de 2025, si je ne crève pas avant !), mais aussi un tout petit nombre de nouvelles assez méconnues de l'auteur, dont, évidemment, Le Bonheur conjugal. Bon, assez raconté mon existence qui n'a pas le moindre intérêt, maintenant, la critique...
Alors, l'histoire (s'étalant sur un peu moins de cent pages ; en conséquence, on peut qualifier l'ouvrage soit de roman court, soit de longue nouvelle !) est racontée du point de vue d'une jeune femme, Masha (oui, c'est une sorte de journal intime !). Notre protagoniste, de petite noblesse de province, se remémore, les premiers émois amoureux, alors qu'elle avait dix-sept piges, envers l'objet de sa flamme, Sergueï Mikhaïlitch, ami de la famille, un type du même rang social, mais nettement plus âgé qu'elle. Son incapacité, d'abord, à saisir les sentiments qui l'animent, puis de comment elle peut être attirée par un vieux, puis le rapprochement, puis la révélation réciproque d'amour, puis le mariage, puis les félicités des premiers temps, puis la réalité qui pointe son sale museau avec les inévitables oppositions, elle kiffant la vie mondaine, en bonne extravertie qui découvre, lui, la méprisant, en bon introverti qui sait, puis une prise de distance tout en perpétuant la lignée, etc.
Je ne vais pas tout vous résumer... mais cette œuvre de jeunesse aborde, déjà, une de ses grandes thématiques de l'auteur, sa vision peu optimiste du couple (alors que le Monsieur n'était même pas encore marié... ça commençait bien avant même de commencer... la pauvre future Madame Tolstoï !) présente dans une très grande partie de ses romans, y compris Guerre et Paix ainsi que, bien sûr, Anna Karénine...
Alors, il va sans dire que c'est magnifiquement écrit, que le tout n'est pas avare en moments de grâce, qu'il touche par sa justesse dans la description des mécanismes intérieurs humains, que l'on perçoit largement les chefs-d'œuvre à venir. Reste que la conclusion laisse un goût amer, non pas par ce qu'il se passe lors des derniers paragraphes, mais à cause du fait qu'elle apparaît précipitée en ce qui concerne l'évolution psychologique de la narratrice, trop pour qu'elle soit crédible. À ce niveau, on n'est pas la hauteur d'un Guerre et Paix (on peut considérer Masha comme une esquisse de ce que sera Natacha Rostov !) et d'un Anna Karénine (il y a aussi de la Kitty dans Masha... ou plutôt l'inverse, si on tient compte de l'ordre chronologique des rédactions et des parutions !). Œuvres qui ont pour avantage d'être des pavés, ce qui leur permet d'avoir tout l'espace nécessaire pour que leurs personnages apparaissent vrais, dans leurs changements, du début jusqu'à la fin.
En dépit de ce problème, Le Bonheur conjugal reste un récit digne d'intérêt, étant donné que certaines des grandes qualités de l'écrivain y sont déjà présentes.