Chardonne a écrit ce texte en 1938, avant ses errements ignobles de l'Occupation, parmi lesquels sa présence dans la délégation des sept écrivains français invités par Goebbels en Allemagne en octobre 1941 (avec Brasillach, Jouhandeau, Drieu la Rochelle, Ramon Fernandez, etc.), ses textes collaborationnistes et antisémites et autres pathétiques avilissements.
Chardonne entreprend de raconter dans ces souvenirs sa jeunesse passée à Barbezieux, célèbre bourgade de la Charente. Cette commune de moins de 5000 habitants, qui fut jadis une sous-préfecture, a en effet donné naissance à un nombre considérable d'hommes de lettre et d'écrivains, tels que Geneviève et Henri Fauconnier, les frères Delamain, et plus récemment Philippe Besson.
Issue d'une famille de producteurs de cognac, Chardonne va faire l'éloge de la simplicité des rapports humains qui caractérise la vie à Barbezieux, tout comme la liberté, la cohésion sociale, la solidarité, avec probablement une bonne dose d'idéalisation et de fantasmes rétrospectifs.
Chardonne parvient à y exprimer son enracinement dans la "communauté charentaise" et ses spécificités, tout en revendiquant sa liberté, son refus des dogmes, des idéologies. Il y expose également une philosophie d'inspiration conservatrice, rétive à toute idée du changement et de régénération de l'homme.
Chardonne est néanmoins en rupture avec sa famille à cause de sa vocation d'écrivain qui n'est pas considérée, et de son refus de reprendre l'affaire familiale. Il quitte Barbezieux à dix-huit ans, fort de sa volonté de réussir dans le monde des lettres. Il n'y reviendra plus. Il rejoint Le Puy comme secrétaire auprès du préfet de la Haute-Loire, puis après son bac s'inscrit à l'école libre des Sciences politiques et à la faculté de droit. Tuberculeux, il s'installe pendant cinq ans en Suisse au village de Chardonne, qui seront des années heureuses pour lui, au point qu'il en empruntera le nom. Puis il monte à Paris pour s'associer avec Delamain.
C'est un récit qui place l'affectivité, les sentiments simples et authentiques, au centre.
Ce qui séduit dans ce texte, c'est un ton sans complaisance ni pathos mais non sans nostalgie. La langue est superbe : concise, précise, alerte, avec un art de la pensée synthétique qui stimule et séduit. En témoigne ce passage fulgurant sur les notables charentais où son trait vif et concis, son raccourci alerte et pertinent séduisent : "C'était une génération de riches formée par la prospérité de l'Empire, par le faste et par le clinquant d'un pouvoir usurpé. Sûrs de soi, élégants, autoritaires, patriotes, d'esprit militaire, le chapeau de travers sur la tête, ils avaient pour mystique l'honneur et 'le point d'honneur', pour philosophie la science, pour idole Paris où ils allaient souvent, ayant leurs habitudes au Grand Hôtel, leur chemisier boulevard des Capucines, leur tailleur dans la plaine Monceau. Et la vie leur suffisait, sans problèmes. Républicains par patriotisme, parce que la République, conservatrice de toutes les grandeurs et de tout l'ordre du passé, s'offrait comme unique espoir d'organiser le pays en commun, sans foi, légers, raffolant de l'opérette, sifflant Wagner, ignorant Rimbaud et Manet, avides de plaisir, mais non pas d'émotions comme le seront plus tard leurs fils, ils eurent aussi beaucoup de sérieux, un dévouement absolu, une forte expérience des affaires, du commandement et des responsabilités. L'amour pour eux c'était "les femmes", qui se divisaient en femmes du devoir pour la famille, et en courtisanes pour le plaisir."

Zitto
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le 1 juil. 2015

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