Irène, une Française divorcée établie en Allemagne avec son fils, travaille pour les Archives Arolsen, un centre de documentation et de recherche réellement créé au lendemain de la seconde guerre mondiale, longtemps appelé ITS - International Tracing Service -, et dont les missions sont, toujours aujourd'hui, l’éclaircissement du destin des victimes de la persécution nazie ; la recherche de proches ou d’informations à leur transmettre ; enfin la sauvegarde, à travers de millions de documents stockés sur des dizaines de kilomètres linéaires, de la mémoire de ceux que le nazisme a tenté d’effacer.
Elle qui n’était venue dans ce centre que par hasard, avec l’intention première de s’en tenir prudemment à la poussière des archives sans jamais se confronter directement aux familles et à leurs requêtes, se passionne bientôt pour son minutieux et peu ordinaire travail d’enquêtrice, au point de finir par s’y absorber corps et âme. Mais voici qu’au-delà de ses travaux documentaires, on la charge de restituer à d’éventuels descendants ou lointains parents, les objets personnels des disparus qui, recueillis dans les camps de concentration, hantent, depuis près de quatre-vingt ans, les rayonnages du centre.
Un mouchoir brodé de multiples prénoms, un pendentif renfermant un portrait d’enfant, une poupée de tissu sale et usé portant elle aussi un matricule : autant d’occasions, peut-être, d'exhumer du néant l’identité, l’intimité et la dignité des victimes, tout en apportant des bribes de réponse aux interrogations des jeunes générations sur leurs proches. « Même si on ne répare personne », pense Irène avec émotion, « si l’on peut rendre à quelqu’un un peu de ce qui lui a été volé, sans bien savoir ce qu’on lui rend, rien n’est tout à fait perdu. »
Alors, tandis qu’à l’aide de vieux documents, lettres ou photographies retrouvés, mais aussi de témoignages recueillis à travers l’Europe, elle retisse peu à peu, comme dans une enquête policière, les fils brisés de ces destins dont ces objets sont les témoins inanimés et silencieux, surgissent avec l’intensité de la vie, de ses espoirs et de ses douleurs, les visages de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants, tragiquement confrontés à la machinerie d’extermination nazie avec tout ce qu’elle représente d’atrocités, de souffrances et d’humiliations.
Malgré la barbarie très explicitement évoquée dans ses actes les plus abominables, Gaëlle Nohant réussit l’exploit d’un récit aussi terrible que lumineux, l’humanité des victimes survivant comme une flamme inextinguible jusqu’au plus profond des camps, du désespoir et de l’ignominie, grâce à mille gestes de résistance et de solidarité, mille manifestations de dignité et de volonté de témoigner par-delà la mort, qui, relayés jusqu’à nous par la chaîne de transmission de la mémoire, ont montré et continuent de montrer que, non, au grand jamais, le nazisme n’est pas parvenu à effacer pour de bon qui que ce soit de cette terre.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, rien n’était pourtant acquis d’avance, comme rien aujourd’hui ne semble définitivement gagné. Avant de pouvoir mener à bien ses missions, l’ITS s’est trouvé durablement noyauté de l’intérieur par les mêmes anciens nazis qui trustèrent longtemps le pouvoir et les administrations allemandes, tandis que dans le contexte de la guerre froide, le nouveau jeu des alliances déplaçait le centre de l’attention vers de nouveaux ennemis. Il aura fallu attendre Angela Merkel pour lever les derniers obstacles juridiques entravant la libre exploitation des archives, un droit d’autant plus essentiel quand on pense aux résurgences actuelles de l’antisémitisme, aux exactions de groupuscules néo-nazis et à la vague populiste qui monte un peu partout.
Un livre remarquable, aussi finement documenté qu’intelligemment construit et sensiblement écrit, qui nous en apprend encore sur la Shoah et sur les incessantes difficultés du devoir de mémoire.
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