Le Cabinet des Antiques constitue le deuxième volet des « Rivalités », qui forment dans les « Scènes de la vie de province » une sorte de diptyque d’Alençon. On y retrouve, plus ou moins allusivement, quelques personnages déjà présents dans la Vieille Fille.
Mais entre-temps, on est passé dans le salon d’en face, celui fréquenté par du Bousquier, rebaptisé du Croisier pour l’occasion. À Rose Cormon (devenue Mme du Bousquier / du Croisier, donc) succède, comme personnage central, Victurnien d’Esgrignon, l’une de ces petites crevures qui de nos jours constituent les forces vives des écoles de commerce. Le petit goujon Victurnien va se fourrer à Paris, y rencontre des brochets et des perches trop gros pour lui (Mme de Maufrigneuse, Rastignac, de Marsay…), s’y endette et revient au bercail tout penaud.
Il n’échappera à la prison que grâce aux manœuvres d’un dénommé Chesnel, âme de domestique de la vieille époque (c’est-à-dire attaché à une maison) dans un corps (et une étude) de notaire, qui sauve les meubles.
Au final « – Tout est perdu, même l’honneur, dit le Chevalier [de Valois] en faisant un geste » (p. 1093). Il parle de l’honneur de la famille d’Esgrignon, bien sûr…
Est-ce à dire que Victurnien d’Esgrignon est le personnage principal du récit ? Le pantin principal, plutôt, comme s’il appartenait par avance à la galerie d’objets morts évoquée par le titre. Victurnien n’est qu’un jouet des forces sociales – en l’occurrence de la vieille noblesse jalouse et de la bourgeoisie ambitieuse qui se disputent Alençon. C’est plus ou moins le cas de tous les personnages balzaciens importants, mais le trait est particulièrement marqué dans le Cabinet des Antiques.


L’aventure individuelle de Victurnien passerait presque à l’arrière-plan. Ce qui importe dans ce roman-là, c’est la démonstration : « Les Scènes de la vie de province n’auraient-elles pas été incomplètes, si, après avoir accusé le mouvement ascensionnel de la province vers Paris, l’auteur n’indiquait pas le mouvement opposé ? » (préface de la première édition, p. 961).
À vrai dire, ce côté démonstratif m’agace dans la plupart des romans. Heureusement, on est chez Balzac : deux phrases bien serrées, bien senties font naître tout un univers social. Ainsi, je parlais plus haut de Chesnel, très maladroitement ; Balzac le fait mieux : « Aux yeux du marquis, le caractère officiel que le notariat donnait à Chesnel ne signifiait rien, son serviteur lui semblait déguisé en notaire. Aux yeux de Chesnel, le marquis était un être qui appartenait toujours à une race divine ; il croyait à la Noblesse, il se souvenait sans honte que son père ouvrait les portes du salon et disait : Monsieur le marquis est servi » (p. 969-970) – et tout est dit.
Un autre exemple : « Ce qui anime le plus les factions les unes contre les autres, est l’inutilité d’un piège péniblement tendu. » (p. 981). Et vous avez en une phrase la définition de la vie provinciale selon Balzac, un résumé du roman, l’affirmation de la vanité de ce roman (1), peut-être l’affirmation de la vanité de tout roman, et à coup sûr tout ce qu’on appellerait sociologie balzacienne si Balzac était vraiment un sociologue. C’est ce qui m’a paru le plus intéressant dans ce récit, plus intéressant en tout cas que Victurnien, version ectoplasmique du Lucien de Rubempré à venir.


Et pendant que j’y suis, comme Butscha dans Modeste Mignon ou le chevalier de Valois dans la Vieille Fille, je crois que Chesnel est bel et bien la pièce la plus intéressante de ce Cabinet des Antiques, narrativement et littérairement. « L’attachement du marquis [d’Esgrignon] pour son ancien domestique [Chesnel, donc] constituait une passion semblable à celle que le maître a pour son chien, et qui le porterait à se battre avec qui donnerait un coup de pied à sa bête : il la regarde comme une partie intégrante de son existence, comme une chose qui, sans être tout à fait lui, le représente dans ce qu’il a de plus cher, les sentiments » (p. 999). Cent pages plus loin, le notaire « mourut dans son triomphe comme un vieux chien fidèle qui a reçu les défenses d’un marcassin dans le ventre » (p. 1094).
J’ai aussi connu des chiens de chasse plus intéressants que les chasseurs.


(1) Quand Balzac s’amuse, c’est-à-dire assez régulièrement, il peut écrire contre ce qu’il écrit : « Ce fut un de ces coups de théâtre qu’il est impossible de décrire » (p. 1091-1092).

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le 5 janv. 2021

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