Le sociologue Michel Clouscard était un intellectuel de gauche aujourd'hui injustement méconnu du grand public tant j'estime que c'est l'un des meilleurs dans la dénonciation du Capitalisme et du libéralisme. Et surtout dans sa description de la mutation du Capitalisme depuis le plan Marshall vers le milieu du 20ème. Ses écrits sont essentiels pour faire comprendre aux nouvelles générations, et aux anciennes, la dimension totalitaire du néo-libéralisme et du néo-capitalisme qui visent aujourd'hui à récupérer le wokisme et le phénomène SJW dans l'art avec du soft power culturel à outrance.
La particularité de son oeuvre c'est d'avoir été visionnaire dans l'évolution sociale du libéralisme et du libertarisme qui vont tous deux se retrouver être les deux faces d'une même pièce dans le juke-box Capitaliste, donnant lieu à ce qu'il appelle "démocratie libérale-libertaire", un concept qu'il est le premier à avoir théorisé.
Ce "Capitalisme de la séduction" offre en effet un regard et un éclairage très édifiant sur nos sociétés actuelles qui jouent depuis déjà plusieurs décennies avec les loisirs et les figures archétypales symboles d'émancipation et de transgression pour mieux asseoir et implémenter un libertarisme récréatif de plus en plus débridé, permissif et ciblé dans la vie courante des "consommateurs" et qui va ainsi permettre d'assujettir davantage les producteurs au travail. C'est en lisant cet ouvrage que l'on comprendra les tenants et les aboutissants de l'intronisation de l'idéologie du désir et du modèle made in USA en Europe. Celle qui instrumentalise le plaisir et le ludisme à des fins purement libidinale et marginale pour que la société de "consommation" s'abandonne toujours plus dans un hédonisme individualiste coupé de la production et de l'histoire. Il est intéressant de comprendre comment nous sommes passé d'un régime capitaliste autoritaire prônant l'austérité, à un modèle qui incite désormais au "jouir sans entrave", au plaisir pour le plaisir et à un gaspillage toujours plus prononcé.
J'ai notamment trouvé ce livre d'une justesse et d'une pertinence rare dans son analyse du "potlatch" de la plus-value inspiré des traditions amérindiennes dans la démonstration de richesse des puissants et dans le rapprochement qu'il fait avec le cadeau empoisonné des prêts d'après guerre de l'Oncle Sam mais aussi et surtout dans sa déscription de la métamorphose des classes. Dans sa retranscription du fait que le grand Capital a aussi des intérêts à garder ces nouvelles couches moyennes petites bourgeoises pour d'une part séduire et inciter le prolétariat à adopter les codes et les valeurs décadents du mondain en lui faisant miroiter que lui aussi pouvait participer à la fête et avoir sa part du gâteau, et d'autre part à recycler le surplus démographique de la bourgeoisie dans ces fameux métiers de l'animation, des services, de la culture et de la séduction pour encadrer ces arrivistes. Cette idée de "couches-tampon" entretenant la médiation entre le grand Capital et les classes productives, servant à la fois de promotion et de modèle néolibéral du jouir sans l'avoir et qui empêche en même temps un déclassement total des rejetons de la bourgeoisie réelle constitue l'un des points majeurs à retenir car c'est cet entre-deux et ce jeu de dialectique qui permet à la classe dominante de se garder une marge de manœuvre constante sur l'évolution, la régulation et la redistribution des classes sociales.
De même que cette idée de "consommation de classe" faisant croire à une "société" de consommation où tout le monde peut consommer autant que les autres (du point de vue quantitatif comme qualitatif) est assez saisissante à bien des égards. Ce penseur est ainsi l'un des premiers à avoir axé sa réflexion sur la lutte des classes selon l'ordre et le relationnel consommation ==> production, et non plus seulement du point de vue de l'impact de la production sur la consommation. Il nous apprend comment l'idéologie dominante nous fait croire à une participation et à une intégration des classes populaires prolétariennes à une surconsommation prétendument généralisée qui n'est en réalité que bourgeoise et marginale. Et que si surconsommation il y a chez le peuple, c'est seulement de la pacotille, du pseudo bon marché, du faux luxe, de la marchandise faussement émancipatice etc, bref, des poubelles du capitalisme. En somme il conviendrait bien mieux de parler de société de production.
Clouscard aura par ailleurs été très critique à l'égard du Freudo-marxisme. Il reprochera à ses théoriciens de faire le jeu de la bourgeoisie intellectuelle et d'avoir totalement invisiblisé le "matérialisme dialectique" inhérent au marxisme, concept qui nous dit que ce sont nos conditions matérielles d'existence qui façonnent préalablement nos désirs et nos consciences individuelles... MC nous rappelle qu'il est fondamental de ne pas reléguer la lutte des classes au second plan dans l'inconscient collectif avec des conceptions purement spéculatives et métaphysiques, et que tout doit d'abord se dénoncer et se conscientiser "au grand jour" pour ne pas perdre de vue la scientificité historique et la dimension objective du matérialisme dialectique.
La nuance essentielle à apporter à ça c'est que MC était un pur dialecticien dans son approche phénomènologique de la philosophie matérialisme/idéalisme, comme en atteste sa volonté assumée de s'inscrire dans le prolongement de la pensée Hégélienne qui donnait un primat objectivable et systématique à la dialectique du pouvoir de l'idéalisme et de la production et pour qui les deux notions s'engendrent réciproquement et ne peuvent être pensées l'une sans l'autre. En d'autres termes MC a voulu apporter sa "contribution" à l'oeuvre de Hegel en y accordant ses vues marxistes afin de réconcilier le matérialisme et l'idéalisme et remettre sur le devant de la scène le pouvoir de la théorie sur la pratique comme celui de la pratique sur la théorie mais tout en gardant à l'esprit le fait que la superstructure idéologique et politique détenue par la classe dominante est subordonnée à l'infrastructure économique et matérielle. Tout ça afin de nous rapeller qu'il ne faut pas non plus sous-évaluer le rôle actif et objectif de l'esprit (qui pour Hegel trouve sa réalisation générale dans la production historique humaine, dans le rapport à l'outil et via l'Etat) dans notre rapport à la liberté et dans notre représentation de la conscience qui aurait tendance à n'être toujours que le fruit d'un volontarisme subjectiviste et individuel. Il faut donc bien cerner le rapport de cause à effet entre ces deux choses si l'on veut impulser une avancée pratique dans la révolution prolétarienne et éprouver le fait que c'est en ayant prise sur le réel et en le transformant qu'on arrive à le penser dialectiquement et à développer une conscience de classe.
MC a par ailleursdémontré de quelle manière et sous quel motif on nous faisait oublier le rapport production/consommation en éludant le plus possible, non seulement, le travail et les conditions de travail nécessaires derrière ce que l'on consomme, mais aussi qui produit, c'est à dire nous.Tout ça vise à nous expliquer que cette négation du procès de production passe par jouer sur les conditions matérielles d'existence des gens et par les capacités que nous avons à conscientiser et conceptualiser la problématique et son origine. Nos systèmes capitalistes et néolibéraux ont déjà compris depuis longtemps l'intérêt qu'ils ont à nier ce liant à travers un processus d'individuation aliénant. Et cela passe par jouer sur la praxis et par promouvoir une lecture dogmatique du marxisme, une lecture partielle et partiale qui fait fi de la dialectique Hégélienne. Une lecture qui pourrait par exemple s'arrêter à une vision purement matérialiste du marxisme qui ne tiendrait pas compte de l'histoire ni de ses avancées théoriques et qui consisterait à ne voir dans l'évolution des sociétés que le rapport de soumission de la logique de production sur les forces productives mais qui derrière ne comprendrait rien au travail opéré sur la dimension anthropologique et spirituelle des travailleurs, à la récupération (voir à la création) des mouvements sociaux identitaires pseudo contestataires, à la façon dont les sociétés évoluent, de comment les classes sociales se métamorphoses ni à la façon dont un jeu de dialectique peut renverser et transformer des rapports de force.
Dans son long livre "L'être et le code" il retrace bien la genèse et la généalogie du capitalisme en démontrant que par un jeu de dialectique (c'est à dire avec les contradictions de rapports de production inadéquats entre le juridique, le religieux, le militaire etc et les forces productives) on peut par exemple voir dépasser certaines apories de classes et faire émerger un mieux plus souhaitable comme l'antagonisme Ville-campagne s'est vu dépassé par la toute puissance de l'état féodal qui s'est réalisé sur la complémentarité des pouvoirs des seigneurs, des corporations et des marchands. Mais on observe finalement que cela peut aussi mener certaines castes à la crise et en faire émerger d'autres comme quand on a vu que c'est la croissance extensive du féodalisme, son expansion démographique et économique et, in fine, un déséquilibre croissant entre des exploitants toujours plus nombreux et voraces d'un côté et les forces productives déclinantes de l'autre qui vont amener le mode de production féodal aristocratique à sa perte au profit d'une nouvelle bourgeoisie industrielle qui capitalise non plus sur l'avoir traditionnel (la propriété foncière et l'accumulation) mais sur la privatisation des moyens de production, la division du travail, la spéculation et l'investissement bancaire et l'extorsion de la plus value.
Expliciter tout ça relève donc d'un enjeu majeur pour le marxisme éclairé.
Aussi il convient de faire attention à ne pas confondre la considération anthropologique et l'analyse de l'individu via sa place dans le procès de production avec de l'individualisme, paralogisme dans lequel beaucoup de gens (marxistes comme libéraux ) sont tombés. Pour l'hégéliano-marxisme la subjectivité est l'ennemi numéro un de l'individualisme car c'est grâce à elle que le sujet se réfléchi dans l'universalité et la reconnaît
Certains pourront toujours s'interroger sur le style très provocateur et parfois exagérément intellectualo-philosophique de l'ensemble, avec cet usage très particulier de la ponctuation, mais j'avoue que chez moi ça a fait mouche. Le manque d'accessibilité de certains passages me force à m'y impliquer davantage et c'est tant mieux.
Bref, une oeuvre à répandre et à promouvoir