Cela pourrait se passer dans n’importe lequel de ces pays autocratiques dont les habitants fuient en masse les persécutions ou la guerre. Sauf que le roman se déroule quelque part en Occident, un mot par-ci par-là permettant de le localiser en Irlande. En décrivant avec vraisemblance le glissement d’une société comme la nôtre dans la dictature, Paul Lynch pointe nos aveuglements face à la montée des extrémismes populistes en Occident et nous fait vivre de l’intérieur ce cauchemar qui n’arrive pas qu’aux autres : devoir fuir pour sauver sa peau et celle de ses enfants.


C’est en pente douce que s’ouvre le récit. Tandis que le frais élu gouvernement populiste irlandais vient de décréter l’état d’urgence pour mieux mater l’opposition, le mari syndicaliste d’Eilish disparaît après s’être rendu à une convocation de la toute nouvelle police secrète. Entre son travail de microbiologiste, ses quatre enfants – l’un presque adulte, l’autre encore en bas âge – et son père en perte d’autonomie à l’autre bout de la ville, Eilish n’a d’autre choix que de mettre de côté ses angoisses pour gérer comme elle peut un quotidien de plus en plus compliqué.


Mais, la rébellion s’organisant face au régime de terreur grandissante entretenu par le pouvoir en place, bientôt la guerre civile éclate. Enfermée dans le déni et incapable de croire au pire, Eilish s’obstine longtemps à ne rien vouloir lâcher de sa vie d’avant. Jusqu’à ce que tout s’écroule pour de bon, la violence transformant son existence et celle des siens en une descente aux enfers vertigineuse. Ne reste que la fuite pour tenter de sauver les survivants, dans une déroute absolue qui lui fait penser qu’« elle a cessé d’être une personne pour devenir une chose », un pauvre ballot livré à l’encan des passeurs, l’un de ses migrants n’ayant plus que sa vie comme bagage, et encore, rien n’est moins sûr.


L’immense force du roman est son réalisme confondant, alors que, narré du point de vue d’Eilish, autant dire de celui du lecteur tant l’identification fonctionne à plein, il nous immerge dans son histoire comme dans une essoreuse, encore incrédules de basculer d’un quotidien que l’on croyait à l’abri dans nos contrées à une réalité cauchemardesque qui n’en finit pas de tout nous arracher. Rien n’arrive en ces pages qui ne soit perçu au travers du flux de conscience d’Eilish, au fil de pensées et de sensations qui, collant aux évènements, donnent pour rythme au texte celui, de plus en plus erratique, de la respiration du personnage. Ainsi, faits, réflexions et dialogues se mêlent en une onde unique de phrases indifférenciées, tout entières centrées sur les effets concrets de la situation du pays sur la vie ordinaire, matérielle d’abord quand l’essentiel vient à manquer, affective surtout lorsqu’aux côtés d’Eilish, l’on se retrouve seul et impuissant à protéger ceux qu’on aime.


Rares sont les livres qui vous immergent avec une telle force, lecteur et personnage ne faisant plus qu’un et suffocant tous deux dans un réveil cauchemardesque, celui qui succède à l’aveuglement d’une vie si bien tendue autour de ses préoccupations quotidiennes qu’elle n’a rien vu venir de ce qui la menaçait. Avec la montée un peu partout des extrémismes de toutes sortes, les ombres sont pourtant là toutes proches, préfigurant chez nous aussi de fort possibles avenirs sombres. Alors, le sort de ces migrants que l’on pense aujourd’hui venir de mondes qui ne sont pas les nôtres prend soudain une dimension universelle. Coup de coeur.


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