« Certains racontaient des histoires, tandis que d'autre parlaient d'Amour, des tourments et des supplices ainsi que des grands bienfaits que reçoivent souvent les disciples appartenant à son ordre, qui à ce temps-là était puissant et de qualité. Mais aujourd'hui il reste peu de ses fidèles : ils l'ont, à peu près tous, abandonné, et, par conséquent, Amour se trouve en grand déclin. Car ceux qui, autrefois, faisaient profession d'aimer méritaient qu'on les appelât courtois, vaillants, généreux, et honorables. Mais à présent Amour est matière à fiction, parce que ceux qui n'en ressentent rien disent qu'ils aiment, mais ils mentent. Ceux qui se vantent d'aimer sans y avoir droit en font un objet de fable et de mensonge.
Mais afin de parler de ceux qui furent jadis, laissons de côté ceux qui sont encore en vie. Car mieux vaut, me semble-t-il, un courtois mort qu'un rustre vivant. »
On trouve ce passage dès la première page, et comme vous pouvez le constater, Chrétien de Troyes n'a pas la langue dans sa poche. Loin d'être un simple roman d'aventure, le Chevalier au Lion est aussi un conte qui exprime les valeurs morales et les idéaux, sinon d'une époque, au moins de son auteur.
Calogrenant, inconséquent, utilise pour une fontaine magique pour déclencher, par curiosité, une tempête dont on lui a vanté la puissance. Celle-ci porte à conséquence sur un autre chevalier qui devient son ennemi et lui fait payer son manque de circonspection :
« Vous m'avez causé un tort, et maudit soit celui qui y prend plaisir, car vous m'avez livré un tel assaut dans mon bois et mon château que rien n'eût pu me venir en aide [...] Mais soyez sûr que désormais vous n'obtiendrez de moi ni trêve ni paix. »
Quand Calogrenant raconte sa défaite en duel :
« – Par ma tête, dit monseigneur Yvain, vous êtes mon cousin germain [...] et si j'en ai l'occasion, j'irais venger votre honte.
– On voit bien que c'est après le repas, dit Keu, qui ne pouvait pas se taire : il y a plus de paroles dans un plein pot de vin que dans un tonneau de bière. On dit que le chat repu s'amuse. Après manger, sans bouger, chacun veut aller tuer Saladin [...]
– Diable ! Avez-vous perdu la tête, Monseigneur Keu, dit la reine, en faisant que votre langue ne s'arrête jamais ? »
L'auteur se moque des fier-à-bras à travers l'ironie de Keu, mais condamne aussi la médisance, à travers la réponse de la reine à Keu. Ce passage est assez comique et il y en a quelques autres – plus que dans le Chevalier de la Charrette à mon avis. Par exemple :
« Un rustre qui ressemblait à un maure, immense et excessivement hideux, bref, une créature si laide qu'on ne saurait l'exprimer en paroles »
On pourrait citer de nombreux passages qui illustrent des valeurs, comme ne pas mépriser les demoiselles de condition sociale inférieure, ne pas froisser l'orgueil d'un homme, agir avec bravoure mais pas avec folie (bien que la frontière entre les deux soit floue), tenir sa parole, apprendre de ses erreurs, rester fidèle, etc...
Tout cela est démontré à travers les épreuves dont Yvain doit triompher, mais celles-ci ont un but plus grand encore : lui permettre d'expier la faute qu'il a commise en oubliant la parole donnée à son épouse ; par les armes, il va chercher la rédemption.
Bien que brave et compétant, il n'est pas le plus renommé des chevaliers, comme Gauvain ; sa force n'est pas décuplée par l'amour, comme Lancelot ; et en vérité il aurait perdu quelques combats sans son lion. Mais c'est peut-être une autre leçon de morale : la force et la noblesse du lion accompagnent et soutiennent celui qui a la hardiesse et la bonté d'Yvain.
Si Lancelot a pour faiblesses son aveuglement amoureux et son sens de l'honneur plus poussé que nécessaire, celles d'Yvain sont plus réalistes : il manque à sa parole par inadvertance, il désespère et sombre un temps dans la folie, et ses combats sont plus difficiles comparés à Lancelot qui les gagne les doigts dans le nez.
Le Chevalier de la Charrette est un roman plus poétique et plus tragique mais qui se termine de manière prévisible et laisse des questions en suspens ; l'histoire du Chevalier au Lion est moins touchante, contient moins de fantastique, elle sert une morale sans ambigüité, mais la fin offre une vraie conclusion.