Le choc des civilisations est un essai géopolitique publié en 1996 de Samuel P.Huntington, professeur à Harvard et membre du conseil national de sécurité sous Jimmy Carter.
L'analyse qui en est faite ci-dessous est "augmentée" des évènements historiques postérieurs ou précisions ayant illustré les anticipations de l'auteur, la profondeur de l'analyse de Huntington ayant survécu à son auteur.
Samuel P.Huntington
Le choc des civilisations a été présenté à tort comme la bible des néo-conservateurs américains qui y auraient puisé leur inspiration pour mener leurs aventures guerrières hasardeuses au Moyen-Orient, au seuil des années 2000.
En effet, Huntington faisait partie de l'administration Carter, un des présidents des Etats-Unis les moins agressifs en charge des affaires du pays. En fait, Carter n'avait aucune vision internationale, au point de laisser tomber en 1977 le Shah d'Iran pour que le pays se retrouve aux mains des Mollahs. S'appuyant sur un islamisme chiite rétrograde dont les exactions de la police politique seront bien pires que celles de la SAVAC (La police militaire du Shah d'Iran), ils feront reculer toutes les libertés et tout particulièrement celles des femmes....
Jimmy Carter, comme tous ses prédécesseurs, avait été confronté depuis les années 50 à une opposition hybride dans les pays du Moyen Orient et en Afrique sub saharienne, l'une musulmane et radicale d'obédience sunnite ou chiite, l'autre politique nationaliste ou communiste.
Quitte à "lâcher" un régime qui leur était favorable, les américains ont toujours favorisé l'approche religieuse par peur de la contagion du communisme....
Huntington vs Fukuyama
On oppose souvent l'ouvrage d'Huntington à celui de Francis Fukuyama, La fin de l'histoire (1992). Francis Fukuyama considère que la chute du mur de Berlin et la fin du communisme permettront de vivre dans un monde pacifié, limite ennuyeux (dixit l'auteur), gouverné par des Etats et des organisations transnationales, surtout soucieuses de développer le commerce et le profit, l'horizon indépassable des années 90.
Huntington considère à l'inverse que les peuples vont vouloir se regrouper désormais en fonction de leurs affinités culturelles et religieuses. Il acte la disparition d'un monde bipolaire pour un monde multipolaire. Les frontières politiques comptent moins que les barrières religieuses, ethniques, intellectuelles. Par la même, il considère que la notion d'Etat est désuète. Son projet est d'élaborer un nouveau modèle conceptuel pour décrire le fonctionnement des relations internationales après l'effondrement du bloc soviétique à la fin des années 1980.
Huntington se fonde sur une conception déterministe et culturaliste. Il ramène ainsi la réussite économique d'un pays à sa culture : il explique notamment que la réussite économique de l'Extrême-Orient prend sa source dans la culture asiatique ; qu'a contrario, la culture musulmane explique pour une large part l'échec de la démocratie dans la majeure partie du monde musulman.
Le déclin de l'Occident est amorcé....
Les grandes idéologies politiques du XXe siècle sont le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme, le corporatisme, le marxisme, le communisme, la social-démocratie, le conservatisme, le nationalisme, le fascisme et la démocratie chrétienne. Elles ont toutes un point commun : elles sont le produit de la civilisation occidentale. Aucune autre civilisation n'a engendré d'idéologie politique importante. A l'inverse, la plupart des grandes religions apparues avant la domination de l'Occident et toujours vigoureuses sont non occidentales.
Huntington propose un découpage du monde en 8 civilisations: occidentale, slave-orthodoxe, islamique, africaine, hindoue, confucéenne, japonaise et latino-américaine. Une civilisation est, selon Huntington, « le mode le plus élevé de regroupement et le niveau le plus haut d’identité culturelle dont les humains ont besoin pour se distinguer ».
L'Occident, auquel on peut joindre le Japon proche économiquement, représente une population d'1 milliards d'habitants sur un total de 8 milliards d'âmes vivant sur la planète. Depuis les années 80, les pays occidentaux ont une démographie en berne, un budget militaire en baisse dû à un monde considéré comme définitivement pacifié depuis la disparition du rival communiste. Huntington avait pu constater la contestation du monde non occidental face aux diktats occidentaux (Non prolifération du nucléaire en dehors du "club fermé" de ceux qui l'avaient déjà dans les années 80, conception des droits de l'homme, écologie punitive tout azimut plus récemment...).
La démographie, c'est le destin...
Sur le plan économique, même si le nombre de chômeurs demeure important dans certains pays européens, ces derniers n'hésitent pas , sous la pression du patronat, à faire appel à une main d'oeuvre immigrée peu qualifiée et peu rémunérée, originaire du Maghreb ou d'Afrique Sub Saharienne, l'objectif ultime de la civilisation occidentale aujourd'hui étant la consommation et la croissance. L'Occident a toujours eu foi en l'universalisme. De même, il a toujours considéré que ses valeurs universelles devaient s'imposer à d'autres zones du Globe, à l'histoire et à la culture bien différente. Si nécessaire, les occidentaux en sont même arrivés à vouloir l'imposer par la force, ce que les "populations libérées" ont fin par assimiler à de l'impéralisme.
L'échec fut souvent "cuisant" comme ce fut le cas lors des élections organisées durant l'occupation américaine de l'Afghanistan qui furent constellées d'attentats suicides.
Normativement, l'Occident, dans sa prétention à l’universalité, tient pour évident que les peuples du monde entier devraient adhérer aux valeurs, aux institutions et à la culture occidentale parce qu’elles constituent le mode de pensée le plus élaboré, le plus lumineux, le plus libéral, le plus rationnel, le plus moderne. Dans un monde traversé par les conflits ethniques et les chocs entre civilisations, la croyance occidentale dans la vocation universelle de sa culture a trois défauts majeurs : elle est fausse, elle est immorale et elle est dangereuse. [...] L’impérialisme est la conséquence logique de la prétention à l’universalité
Huntington considère la civilisation universelle qu'il appelle la « culture de Davos », lieu de réflexion de la super classe mondiale et de la révolte des élites contre les peuples (cf Christopher Lasch) comme une chimère vouée à l'échec avec le retour des nationalismes.
Enfin, sur le plan économique, c'est dans les années 90 que les pays asiatiques ont commencé à prendre l'ascendant sur les Etats-Unis sur le plan économique. Chine, Japon, Thailande ont développé des stratégies d'exportations de leurs produits redoutables leur permettant de faire mieux que rivaliser avec l'Oncle Sam tout en conservant leurs particularismes culturels.
Du nouvel ordre mondial à la guerre asymétrique...
L'histoire récente a vu la survenance d'alliances contre nature notamment lors de la guerre entre l'URSS et les moudjahidines, soutenus par les Etats Unis et de nombreux pays arabes. La défaite du pouvoir soviétique fut une revanche pour les Etats Unis, humiliés au Vietnam. Elle sonna aussi le glas de l'URSS et précipita sa chute. Puis, ce fut la première guerre d'Irak (1990), jugée néo impérialiste, contre Saddam Hussein décidée par une coalition occidentale qui se heurta à la rue arabe puis à l'opposition de plusieurs Etats musulmans (Pakistan, Iran...).
Donald Rumsfeld avait annoncé un nouvel ordre mondial en 1990. Onze ans plus tard, les tours jumelles du WTC de New York sont percutées par 2 avions de ligne détournés comptant une vingtaine de kamikazes, la plupart d'origine saoudienne. L'attentat téléguidé par l'ex allié des américains, Ben Laden (qui contrairement à ce qu'il croyait n'avait absolument pas rendu service à ses concitoyens des pays du Moyen orient....), est supposé se cacher dans l'Afghanistan des talibans, les américains vont partir "en croisade" contre l'Afghanistan, et non contre l'Arabie Saoudite, dès 2001, selon les mots de leur président, W.Bush Jr. En 2003, s'appuyant sur des rapports fallacieux d'armes de destruction massive dissimulées en Irak, une deuxième guerre est entamée contre un autre allié historique, l'Irak laique pro sunnite de Saddam Hussein, ouvrant un boulevard aux chiites iraniens. Ces 2 conflits vont créer une onde de choc au Moyen Orient et, accessoirement, faire fonctionner à plein régime la société Ally Burton de Dick Cheney, le vice Président des Etats Unis. La nature ayant horreur du vide, l'Etat Islamique ou Daesh va émerger du chaos créé par les américains pour créer un nouveau califat qui va déclarer la guerre à l'Occident. Le désordre créé par les américains va engendrer une réplique qui frappera de plein fouet les Etats Européens par de nombreux attentats, le tout se renforcant avec le printemps arabe à partir de 2011 puis par les répercussions de la guerre en Syrie (La France a payé tout particulièrement un lourd tribut, je ne fais pas partie de ceux qui se demandent pourquoi...): Charlie hebdo, Bataclan+Terrasses, Attentat de Nice....
Ces conflits géopolitiques sont des exemples d'affrontements modernes tels que ceux qu'anticipait Huntington et que n'a pas vu venir le monde occidental inconscient, trop heureux de croire que le libéralisme allait s'étendre sans entraves sur un monde qu'il croyait unipolaire.....
Le retour des empires et de la religion
Dans un monde dont les cultures deviennent de plus en plus grégaires où de nouvelles alliances se nouent sur le mode de la régionalisation, les occidentaux continuent à vouloir commercer davantage et sans barrières douanières sur un mode multilatéral, intensifier à tout prix les échanges commerciaux comme si le monde n'avait pas changé depuis 1990, au point de brader leur technologie (avec la Chine) ou d'importer toujours davantage une main d'oeuvre massive, de plus en plus rétive au mode de vie occidental. Huntington voit poindre un affrontement entre la puissance favorable à l'individu et aux droits de l'homme déclinante (Les Etats-Unis) et celle, autoritaire, confucéenne tournée vers l'intérêt général, qui monte (La Chine). Le plus inquiétant demeure toutefois les frictions à venir entre les civilisations occidentale et musulmane. Huntington anticipe l'incapacité pour de nombreux migrants musulmans d'accepter l'intégration. Huntington, tout comme Hassan II, les considère comme inassimilables.
Si les sociétés occidentales ont séparé le spirituel et le temporel, séparant les affaires de l'Etat de la religion, c'est l'inverse qui se passe chez les musulmans. La religion musulmane confond le temporel et le spirituel. Dans le Coran, Dieu garantit le triomphe inéluctable de l’Islam (Traduire Soumission) « sur toute autre religion » (48, 28). Cette promesse va de pair avec l’obligation d’appliquer la charia (loi islamique) par étapes jusqu’à ce qu’elle s’impose au monde entier puisqu’elle est réputée d’origine divine et prophétique, la Sunna (Tradition : faits et paroles de Mahomet) complétant le Coran dans l’ordre législatif. Le Coran cultive les inégalités: vis à vis des femmes, infériorisées et vis à vis des non musulmans, considérés comme infidèles ou apostats. Il y a confusion des pouvoirs et l'objectif de la conversion n'est pas une option. Seule la soumission peut libérer l'apostat. Pour servir leurs objectifs ce sont des organisations politiques et religieuses (Frères musulmans, Hamas, Hezbollah....) qui prennent souvent le relais d'Etats défaillants . A ce stade, Huntington précise d'ailleurs que l'Islam politique accorde peu de crédit à l'Etat Nation, aucun grand Etat (Arabie saoudite, Iran, Egypte...) ne s'est d'ailleurs imposé dans le leadership de la religion musulmane.
L'opposition entre une religion chrétienne en berne et musulmane conquérante va déboucher inévitablement selon Huntington sur des tensions croissantes, notamment dans les civilisations multiculturelles, entre les européens chrétiens ou orthodoxes et des musulmans radicaux....l'auteur ne s'était pas trompé. Les foyers d'affrontement civilisationnels et religieux se sont multipliés depuis 1990 (Bosnie musulmane contre Serbie Orthodoxe contre Croatie Catholique, Kosovo, Haut Karabakh (Arméniens contre pro-Turcs), Terrorisme intérieur dans les pays européens à partir de 2012...). A noter que tant pour le Kosovo que pour la Bosnie (Ainsi que pour l'Afghanistan dans les années 80), les américains ont choisi le camp des musulmans, ces mêmes musulmans qu'ils combattent au Moyen Orient depuis les années 70.
L'Islam radical souvent plébiscité en cas d'élections et encouragé par la rue honnit l'Occident pour des raisons historiques, économiques et religieuses, et vice versa, l'antagonisme guerrier, religieux et civilisationnel existant entre les 2 "blocs" depuis plus de 1000 ans (Invasions arabes du sud de l'Europe, croisades, invasions ottomanes dans une grande partie de l'Europe, épisodes de colonisations....). Circonstance aggravante, Huntington observe que plus la population masculine est jeune, ce qui est actuellement particulièrement le cas pour la plupart des pays musulmans, plus elle est belliqueuse....
Le problème central pour l'Occident n'est pas le fondamentalisme islamique. C'est l'islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l'infériorité de leur puissance.
Un axe Islamo-Confucéen de circonstance pourrait contrarier les plans géopolitiques de l'Occident notamment s'agissant des conflits en cours (Guerre Russo-Ukrainienne, Israël vs Hamas...).
Plus globalement, le XXème siècle a vu un retour en force du religieux dans la sphère extra-occidentale dans des pays comme la Russie ou l'Inde et l'émergence d'un Islam radical dans certains pays musulmans.
L'exportation du "Savoir faire occidental"
Le fait de consommer en Asie des produits américains ou européens n'est est en rien un signe d'allégeance de la part de ceux qui en font l'acquisition. Les américains ont d'ailleurs acheté beaucoup de Toyota dans les années 80 sans adopter le mode de vie japonais.
L’idée selon laquelle la diffusion de la culture de masse et des biens de consommation dans le monde entier représente le triomphe de la civilisation occidentale repose sur une vision affadie de la culture occidentale. L’essence de la civilisation occidentale, c’est le droit, pas le MacDo. Le fait que les non-Occidentaux puissent opter pour le second n’implique pas qu’ils acceptent le premier.
Un monde dangereux mais moins prévisible
Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le pogrom du 7 octobre 2023 au sud d'Israël par les commandos du Hamas, les opérations commandos des loups solitaires islamistes (...) il est patent que le monde est toujours aussi dangereux mais surtout moins prévisible qu'auparavant avec la multiplication des opposants menant une guerre asymétrique aux Etats.
Du point de vue des organisations internationales, on en arrive aujourd'hui à des situations aberrantes. L'OTAN compte parmi ses membres la Turquie, alors que la Turquie contemporaine d'Erdogan est aussi un ex soutien officieux de Daesh, ainsi qu'un soutien des frères musulmans, notamment implantés en Europe. Erdogan incarne le miroir inversé d'Attaturk, fondateur de la Turquie laique Kemaliste du début du XXème siècle.
Face à ces conflits, l'Occident a choisi son camp (L'Europe suit son maitre américain, qui n'est pas à une contradiction près, même la France qui avait pourtant les moyens de son indépendance géostratégique...) mais il devient de plus en plus minoritaire eu égard à la vision du monde plus pragmatique des chinois, des indiens ou des ressortissants du Moyen Orient.
Comme le sous entend Huntington, les peuples s'affrontent désormais, non pour des questions de frontières, mais pour des questions civilisationnelles qui sont en fait le plus souvent des questions religieuses. Tandis que le nationalisme et la religion font un retour en force dans certaines régions du monde, les Etats-Unis et une bonne partie du monde occidental sont, depuis quelques années, contaminés par le mouvement woke et la cancel culture, 2 modes de pensées remettant l'histoire en cause et concourant à l'auto-flagellation. C'est ce qui s'appelle être à contre courant de l'histoire....
Les multiculturalistes américains rejettent l'héritage culturel de leur pays. Ils [...] souhaitent créer un pays aux civilisations multiples, c'est à dire un pays n'appartenant à aucune civilisation et dépourvu d'unité culturelle. L'histoire nous apprend qu'aucun État ainsi constitué n'a jamais perduré en tant que société cohérente.
Visionnaire sur certains sujets comme l'était André Malraux ("Le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas"), Le choc des civilisations n'est pas le brûlot dénoncé par certains esprits tièdes et pusillanimes. Il constitue une radiographie lucide et sans fard à 360° du monde géopolitique contemporain et non une vision étriquée subjective vue de l'Occident.
« Il faut toujours dire ce que l'on voit ; surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit » (Charles Peguy)
Parmi ses préconisations, Huntington invite l'Occident (Il vise implicitement les Etats Unis) à reconnaître que « les interventions occidentales dans les affaires des autres civilisations sont probablement la plus dangereuse source d'instabilité qui soit ». Peut être aurait on dû l'écouter plus tôt? Huntington développe également un scénario catastrophique fictif dans lequel il voit 2 grand blocs s'affronter, l'un sous le leadership américain, l'autre sous le leadership chinois, le tout se terminant dans le feu nucléaire. Enfin, Huntington rappelle à la fin de son ouvrage qu'une civilisation arrivée à son apogée intellectuelle et artistique n'est plus forcément armée pour affronter des civilisations moins évoluées mais plus agressives. C'est ce qui c'est produit sous la Rome antique (Invasions barbares...) et c'est ce qui pend aujourd'hui au nez de l'Occident....
Pour autant, Huntington se trompe parfois dans ses anticipations, notamment lorsqu'il envisage peu probable un conflit entre la Russie et l'Ukraine....
Ignorer l'ensemble de ces facteurs comme le font la plupart des pays occidentaux depuis 40 ans au nom du politiquement correct et du mirage du progressisme afin de protéger contre vents et marées le multiculturalisme, c'est se voiler la face et courir à sa perte.
N'en déplaise à Francis Fukuyama, La fin de l'histoire n'est pas pour demain....
Ma note: 8/10