Le titre donne à réfléchir, car Sophie n’est pas confrontée à un seul choix, mais à plusieurs au cours des 920 pages (en caractères assez petits et avec peu de dialogues), de ce roman-fleuve qui date de 1979. D’ailleurs, il faut passer la moitié pour comprendre quel choix le titre désigne vraiment. On envisage longtemps qu’il s’agisse de celui que Sophie pourrait faire entre Stingo le narrateur et Nathan avec qui elle partage sa vie, surtout que la relation entre Sophie et Nathan est particulièrement houleuse. Cela pourrait faire les affaires de Stingo, amoureux de Sophie dès leur première rencontre. Mais Stingo est un puceau qui ne sait pas comment s’y prendre (il fantasme beaucoup), alors que Sophie ne voit en lui qu’un ami, un confident.
D’après le titre, on pense que Sophie est au centre de l’intrigue, ce qui n’est pas faux. Pourtant, elle n’apparaît absolument pas dans le premier chapitre. La narration débute en 1947 à New York, où Stingo tente de devenir écrivain. Son modèle est Thomas Wolfe, auteur notamment d’un recueil de nouvelles (De la mort au matin pour le titre français), à ne pas confondre avec Tom Wolfe, connu notamment pour Le bûcher des vanités. Pas vraiment d’angoisse de la page blanche, car Stingo raconte sa rencontre avec Sophie et Nathan dans la pension où ils habitent, et tout ce qui tourne autour de ce trio. Venu du Sud, Stingo a fait un petit héritage qui lui pose un cas de conscience : il s’agit de l’argent provenant de la vente d’un esclave noir. Voilà un premier aperçu des diverses façons dont l’auteur, William Styron, traite de la culpabilité.
Ce thème imprègne tout le roman, puisque Sophie est une rescapée d’Auschwitz. Elle y a passé de nombreux mois pour avoir été emportée dans un tourbillon incontrôlable. N’étant pas juive, elle s’est trouvée au mauvais endroit au mauvais moment. Polonaise de bonne famille (père universitaire), parlant l’allemand couramment, pianiste, elle s’accroche à son amour pour la musique classique. Si elle a survécu à l’enfer d’Auschwitz, elle en garde des séquelles qu’on ne mesure qu’au fil des chapitres. Au début, on l’imagine un peu insouciante, profitant de la vie pour se refaire une santé auprès de Nathan, mais ce serait trop simple. Le couple s’aime et se déchire bruyamment, avec Stingo comme spectateur privilégié. L’ambiance dans la pension est décrite minutieusement, ainsi que l’époque. Encore très proche, la guerre est néanmoins vue de loin. Ainsi, pour les américains, les camps de concentration restent un aspect fort méconnu.
Une des grandes particularités du roman est que la réalité des traitements subis par les Juifs et par les prisonniers des camps de concentration ne vient qu’assez tardivement dans le récit. La raison en est que toutes ces informations viennent de ce que Sophie veut bien raconter. Or, elle répugne à dévoiler certains faits. De plus, elle raconte les choses à sa façon. Le personnage de Sophie se révèle extrêmement complexe. De révélation en révélation, son passé familial finit par émerger, en lien avec les horreurs qu’elle a vécues (sans oublier celles dont elle a été témoin), en arrivant à Auschwitz et en y passant de longs mois. Bien évidemment, pour le lecteur l’empathie vis-à-vis du personnage est inévitable et William Styron le sait. A le lire, on sent bien qu’il imagine l’accueil qui sera réservé à son pavé. Alors, il se permet un certain nombre de choses. D’abord, comme il tient son lecteur, il ne se freine jamais dans son élan, considérant peut-être que cette lecture doit plus ou moins se mériter : le lecteur peut bien souffrir un peu lui aussi, au regard des souffrances endurées par les personnages et toutes les victimes des camps de la mort. D’ailleurs, Styron pose la question sans détour : comment un système aussi barbare et inhumain a-t-il pu voir le jour ? Et il pose bien la question de la genèse (les réponses font mal), car une fois le système mis en place, les responsabilités sont partagées et chacun chacune agit en fonction de sa position. Sans chercher la surenchère, Styron ne ménage ni ses personnages ni ses lecteurs. Personne ne peut sortir indemne d’une telle entreprise, le roman comme le système d’extermination.
Le personnage de Nathan mérite qu’on s’y attarde un peu. On déplore régulièrement que Sophie soit tombée sur lui avant de faire connaissance avec Stingo et on se réjouit presque des moments où Sophie et Nathan se disputent et agissent comme s’ils se séparaient. Nathan est un beau parleur dont les propos dépassent parfois toute mesure. Mais ses crises vont largement au-delà de quelques provocations verbales. Il devient violent, surtout vis-à-vis de Sophie. Et là, on a du mal à comprendre : comment une jeune femme (charmante au demeurant), qui a survécu à d’insoutenables violences (psychologiques surtout), peut-elle choisir de rester avec un homme qui, à l’occasion, la traine plus bas que terre ? Eh bien probablement parce qu’elle traine les séquelles d’autres choix bien plus terribles dans son passé.
Dans l’éternelle opposition entre la vie et la mort, la position de Sophie reste très inconfortable. Bien qu’ayant échappé à l’enfer d’Auschwitz, elle doit se débrouiller avec le pire des sentiments de culpabilité qu’on puisse imaginer. On en revient à William Styron qui a imaginé une trame démoniaque. C’est l’occasion de parler du style qu’il utilise ici. Il emploie souvent des tournures inattendues (en plus des expressions idiomatiques que Sophie découvre progressivement) et ne s'embarrasse guère de fluidité narrative. Très habilement, il se retranche derrière le fait que c’est Stingo qui écrit, ce qui ne l’empêche pas de citer au passage le titre de son précédent roman (Les confessions de Nat Turner), comme un projet de l’écrivain débutant !
Un roman qui fait toujours son effet, mais qui ne se lit pas pour passer le temps. Les thèmes principaux, particulièrement graves, mettent très mal à l’aise. Les histoires d’amour viennent à point pour apporter optimisme, légèreté et même humour (les mésaventures de Stingo avec les femmes). Opposition entre vie et mort, encore une fois.