Longtemps, j'ai rangé Le Comte de Monte Cristo au fond de mon étagère de livres de poches, trop de pages, trop petite police d'écriture, avec le traumatisme de l'interprétation depardiesque du personnage de Dantès, abandonnant Edmond à son sort après une évasion digne de Fort Boyard, tout à fait représentative des émissions de service public.
Et bien, j'ai eu tort de le laisser emprisonné si longtemps, Edmond Dantès, sa vengeance littéraire n'en a été que plus terrible, me faisant payer en nombres de nuits blanches le nombre d'années où je l'avais laissé prendre la poussière au milieu de ses compagnons de cellule pas très bavards, les frères Karamazov et les trois mousquetaires .
Tout commence de manière un peu mollassonne, comme un roman de Manzoni avec un héros brave mais pas très malin qui se fait avoir comme un bleu dans un complot fomenté lors d'une nuit alcoolisée entre trois compères réunis par leur commune jalousie à l'égard de Dantès qui a tout pour lui, une fiancée orpheline belle, honnête et qui ne s'habille pas comme une cagole - alors qu'elle est marseillaise -, la jeunesse, un vieux père plein d'admiration et un très probable avancement en tant que capitaine de marine marchande.
Puis dès que les différents rouages de la machine judiciaire, intéressés pour des raisons différentes à ce que Edmond Dantes reste pourrir au Château d'If, s'allient pour ne laisser aucun échappatoire à celui qui leur été désigné comme une proie idéale, le roman commence à dépasser son début de roman d'aventures banal, en déclinant le thème universel de l'injustice et de la vengeance, qui n'est plus d'origine divine comme dans les tragédies grecques mais qui est le fait d'un homme qui se considère comme l'instrument divin du châtiment.
La prison est là où Edmond Dantes perd son identité et devient le comte de Monte-Cristo. Instruit et formé pendant de longues années par l'abbé Faria qu'il a rencontré par hasard parce que celui-ci s'était trompé dans ses calculs (n'est pas Sean Connery dans The Rock qui veut), le prisonnier de la cellule 34 fomente sa vengeance contre ceux qui l'ont condamné injustement. Il ne pourra mettre à exécution que lorsqu'il parviendra à sortir de manière rocambolesque et grâce au mirifique trésor des Spada caché sur l'île dont il choisira de porter le nom comme symbole de son identité nouvelle, minuscule caillou méditerranéen.
Le Comte de Monte-Cristo est d'abord un feuilleton, publié chaque semaine dans le Journal des débats de 1844 à 1846, et en cela l'écriture reflète les impératifs du genre : personnages multiples, cliffhangers, alternance des points de vues pour chaque chapitre, orientalisme et récits de voyage, considérations sur l'économie et les fragilités du système bancaire, histoire d'amour entre deux jeunes gens pour fidéliser la lavandière de l'époque (on ne parlait pas encore de ménagère de moins de cinquante ans). Par moments, on sent que Dumas se laisse emporter par son envie d'utiliser ses carnets de voyage, notamment les passages un peu longs sur Rome et son carnaval (150 pages quand même). Mais l'ensemble est extrêmement dynamique et c'est assez difficile d'interrompre la lecture pour faire autre chose, notamment grâce à une galerie de personnages tout à fait fascinante : que ce soit le Comte de Monte-Cristo, aux multiples déguisements charismatiques et qui promeut pendant tout le livre les bienfaits du haschich (L'éducation nationale devrait faire attention à ce qu'elle conseille) , le vieux Noirtier, atteint d'un lock-in syndrome et qui ne peut communiquer qu'en clignant de l'oeil, la jeune Haydée, princesse orientale passant ses journées à faire de la musique alanguie sur des tapis; il y a même des lesbiennes, un corse vengeur et des brigands de grand-chemin qui lisent Les Commentaires de Jules César ! Que demander de plus ? Même si l'ascension sociale et la richesse de deux des conspirateurs que sont Danglars et Fernand sont assez peu crédibles malgré toutes les explications de Dumas.
La grande force du livre vient du fait que la vengeance déclinée sous toutes ses formes est d'abord une vengeance indirecte qui met des années à s'accomplir et dont les plans sont dévoilés au fur et à mesure au lecteur : le Comte de Monte Cristo ne vient pas toquer à la porte de ses ennemis pour ensuite les tuer froidement d'un grand coup d'épée, non, il les accule dans une situation telle qu'ils se condamnent eux-même en se suicidant, s'empoisonnant ou en devenant fous, après avoir été ruinés et déshonorés socialement.Et ça, c'est quand même nettement plus la classe que les poignards volants de V pour Vendetta (qui a quand même repiqué beaucoup de choses).
Tout cela donnerait presque envie d'aller louer un yacht et de faire du cabotage en Méditerranée au cas où Edmond Dantès aurait laissé quelques pierreries dans sa grotte aux trésors. On sait jamais, cela peut toujours servir, pour une vengeance future...